Livre des Assises de la Cour des Bourgeois
Livre des Assises de la Cour des Bourgeois
Des esclaves fugitifs
Ici orres la raison de seluy serf ou serve qui sen refuit en paienime et puis revient en terre des Crestiens, quel dreit a celuy de cui il fu avant. Cil avient que aucun esclaf ou esclave senfuit de son seignor ou de sa dame, soit Crestien ou Jude ou Samaritan ou Surien ou Sarrasin, puis quil aura este en paienime, et il veille revenir en la terre des Crestiens por estre Crestien: la raison iuge que le seignor ni la dame de qui il fu ni a puis nule seignorie en luy, puis quil a eu tant de recounoissance quil a laisse la male lei por la boune. Ains est puis seignor de son cors de faire sa volente la ou il vora, car ce est dreis et raison par lassise. Car por ce a a non la terre des Crestiens et tels gens la terre des Frans, et por ce si i devent estre toutes franchises de tous biens. Encement mais se celuy mien serf ou serve senfuit en la terre des Crestiens, encores soit se quil se fasse Crestien, si iuge la raison que, si tost com son seignor ou sa dame le porra aver, que il retorne le cors en servete tout auci come au premier, car ce est dreit et raison, et revendre le peut le Crestien meysmes, mais non autre lei. Car ce est raison, por ce que il fist [ce] por la male fei por estre delivres dou servage, et non por autre. Quia legum iudicie1 facientes et consencientes pari pena puniuntur.
E.Kausler, Les Livres des Assises et des Usages dou Reaume de Jerusalem sive Leges et Instituta Regni Hierosolymitani (Stuttgart: Adolf Krabbe, 1839), 299.
Ici, vous entendrez la loi à propos de l'esclave, mâle ou femelle, qui s'enfuit dans un pays païen et retourne ensuite à la terre des Chrétiens, et les droits de la personne à qui il appartenait auparavant. S'il arrive qu'un esclave, mâle ou femelle, s'enfuit de chez son seigneur ou sa dame, qu'il soit chrétien, juif, samaritain, syrien, ou sarrasin, et qu'après avoir été dans un pays païen, il veut retourner à la terre des Chrétiens afin de devenir chrétien, la loi juge que ni son seigneur ni sa dame n'a d'autorité sur lui, puisqu'il a eu le bon sens de quitter une mauvaise religion pour une bonne. Il est donc le maître de son propre corps et peut faire ce qu'il veut où il veut, car cela est juste et légitime selon les assises. C'est la raison pour laquelle la terre s'appelle la terre des Chrétiens, et c'est à cause de ces gens qu'elle s'appelle le pays des Francs et, de ce fait, toutes les libertés et tous les avantages devraient y exister. De même, si mon esclave, mâle ou femelle, s'enfuit vers la terre des Chrétiens, même s'il voulait devenir chrétien, la loi juge qu'aussitôt que son seigneur ou sa dame peut le récupérer, il retourne à la servitude, tout comme auparavant, car ceci est juste et légitime, et son seigneur peut le revendre même s'il est Chrétien, mais pas à quelqu'un d'une autre foi. Ceci est légitime, parce que l'esclave a fait cela de mauvaise foi dans le but d'être libéré de la servitude, et non pour une quelconque autre raison. Et parce qu'aux yeux de la loi, ceux qui agissent et ceux qui consentent sont punis par la même peine.
A. Bishop
Cette assise fait partie d'une série de lois qui traitent de vol et de biens volés (chapitres 239 à 253). Dans la mesure où les esclaves constituaient une forme de propriété, un esclave fugitif était considéré comme s'étant volé lui-même. Le résultat de ce vol dépendait de l'endroit où l'esclave est allé. Ainsi, si au cours de sa fuite, il a rejoint le territoire musulman, ensuite il est revenu en terre chrétienne en souhaitant se convertir au christianisme, il sera libre et son ancien maître n'aura aucun droit sur lui. En revanche, s'il s'enfuit vers un autre territoire chrétien, il devra retourner à la servitude, même s'il avait voulu se convertir.
La question des esclaves fugitifs a également été traitée dans les chapitres 207 et 225, plus précisément dans les sections des assises portant sur esclavage et sur les biens perdus. Le Chapitre 213 du manuscrit de Venise, qui ne se trouve pas dans le manuscrit plus ancien de Munich, traite également des esclaves fugitifs. Ces chapitres énumèrent des sanctions applicables à toute personne qui inciterait un esclave à fuir, cacherait un esclave fugitif ou accepterait les biens volés par un esclave. Dans le présent chapitre, la situation est légèrement différente, étant donné qu'un esclave qui s'enfuit est considéré comme ayant volé sa propre personne. Ce principe existait également dans le droit romain (Codex 6.1).
Les assises mentionnent rarement la religion ou l'origine ethnique des esclaves, à l'exception de certains chapitres qui indiquent que les esclaves peuvent devenir libres en se convertissant au christianisme, ce qui implique que ces esclaves étaient sinon toujours musulmans, du moins non-chrétiens. Cependant, les textes ne permettent pas de savoir de manière claire si la conversion était une condition de la liberté (i.e. un esclave devait se convertir pour être libéré, mais un esclave converti n'était pas nécessairement libéré), ou simplement le résultat de celle-ci (i.e. l'esclave était automatiquement libéré à la suite de sa conversion).1 Selon la loi des croisés, les chrétiens ne pouvaient pas être asservis, même si parfois les chrétiens orientaux furent passés pour des musulmans et vendus en tant que tels.23
Ce chapitre constitue apparemment une exception. Il énumère les juifs, les chrétiens (i.e. catholiques), les samaritains, les syriens (i.e. chrétiens originaires d'orient) et les musulmans, mais parce que le texte tel qu'il est formulé en ancien français est ambigu, il pourrait faire référence à ces groupes aussi bien comme esclaves que comme maîtres.
En effet, si le texte se réfère à la religion de l'esclave, il serait tout à fait inhabituel de trouver un esclave catholique dans les royaumes croisés, mais d'un autre côté, le chapitre 206 permet à une personne libre (dans le contexte de l’assise, un catholique) de se vendre "comme un Sarrasin" afin de rembourser une dette.
S'il se réfère à la religion du maître, il serait également inhabituel. Dans le droit romain et canonique et ailleurs dans les codes du droit médiéval séculier, il était généralement interdit aux juifs de posséder des esclaves chrétiens. Cependant, la loi des croisés n'a pas expressément interdit aux non-chrétiens de posséder des esclaves, que ces esclaves soient chrétiens ou d'une autre religion.
La raison en est peut-être que le droit des croisés n'avait tout simplement pas à se préoccuper des questions juridiques internes des communautés juives et musulmanes, puisque celles-ci possédaient leurs propres tribunaux et n'avaient affaires aux assises des bourgeois qu'en cas de différend avec un catholique. Mais les minorités religieuses ont certainement été empêchées de posséder certains types de biens et d'hériter des propriétés appartenant aux catholiques, il est donc possible qu'il y ait eu également des restrictions sur l'esclavage.
Il est difficile d'imaginer que l'assise se réfère aux esclaves chrétiens qui, après avoir fui dans un autre territoire chrétien, doivent être restitués à leurs maîtres musulmans. Si un esclave fuit son maître musulman et se converti au christianisme, il est peu probable que les lois de la catholique Jérusalem accordent une quelconque protection au musulman. L'assise doit donc se référer plutôt aux esclaves possédés par des chrétiens.
Dans ce scénario, nous pourrions imaginer que l'esclave était un chrétien non-catholique, qui voudrait fuir un maître catholique en se rendant en territoire musulman. S'il retourne en terre chrétienne et devient catholique, il sera libre. L’esclave musulman (ou juif) qui s'enfuit vers le territoire musulman sera lui aussi libre, s'il revient en territoire chrétien et se convertit au catholicisme.
Si, toutefois, l'esclave, quelle que soit sa religion, s'enfuit vers un autre territoire chrétien, il n’est pas considéré comme ayant fait suffisamment d'efforts pour échapper à sa condition ; un esclave musulman qui s'échappe d’un autre territoire chrétien demeure toujours esclave aux yeux de la loi qui le considère comme un bien volé. Dans ce cas, si l'esclave se convertit au catholicisme avant d'être pris, il sera réduit en esclavage, et ce même si, après sa conversion, son maître ne pourra le vendre qu'à un autre catholique.
On trouve des dispositions similaires dans le chapitre 225. Il y est dit en effet que les biens perdus ou volés qui ont été emmenés en territoire musulman, puis ramenés en territoire chrétien ne sauraient être réclamés par leur propriétaire initial (mais que celui-ci peut les racheter au nouveau propriétaire). Le Chapitre 227 contient une loi similaire portant spécifiquement sur les animaux. Dans le présent chapitre, les esclaves sont manifestement considérés comme une autre forme de propriété, susceptible d'être perdue ou volée ; et comme dans le droit romain, un esclave fugitif est considéré comme s'étant volé lui-même (le susmentionné Codex 6.1). Cependant, ici, l'assise s'écarte sensiblement du droit romain, selon lequel l'esclave qui s'enfuit vers un pays « barbare » doit être puni par l'amputation des membres (Codex 6.3).
La conversion des esclaves était une question économique importante dans les assises séculaires, mais c'était aussi une grande préoccupation pour l'Église. De toute évidence, les Francs d'Acre et de Chypre ont interdit à leurs esclaves de se convertir au catholicisme car ils savaient qu'une telle conversion les rendrait légalement libres. En 1237, le pape Grégoire IX a reconnu la crainte des Francs qui soupçonnaient leurs esclaves de ne pas souhaiter sincèrement le baptême et de vouloir simplement fuir en territoire musulman une fois qu'ils étaient libres.
La lettre de Grégoire au patriarche de Jérusalem interdisait aux Francs de refuser le baptême à leurs esclaves, tout en décrétant que les esclaves baptisés devraient demeurer esclaves. Cette lettre semble n'avoir eu aucun effet, puisque dans le Statut de Jaffa de 1253, le légat du pape, Eudes de Châteauroux a dû répéter les recommandations de Grégoire et menacer d'excommunier tous ceux qui ne s'y conformaient pas. Une autre lettre, publiée en 1264 par Urbain IV (qui avait été le Patriarche de Jérusalem de 1255 à 1261, avant de devenir pape), montre que les Francs d'Acre négligeaient encore les musulmans qui voulaient se convertir. 4
Il existe de nombreux autres exemples d'esclaves fugitifs, ainsi que d'esclaves passant de l'islam au christianisme, ou inversement. Usāma b. Munqidh mentionne un maître d'esclaves chrétien, dont les esclaves ont fui Acre pour les villages musulmans voisins. 5 Il raconte aussi l'histoire d'un prisonnier chrétien qui s'est converti à l'islam, puis il s'est enfuit vers le territoire des Francs.6 Ibn Ğubayr mentionne un esclave musulman qui a été racheté, il est revenu en territoire musulman, mais s'est ensuite enfui vers Acre pour devenir un moine chrétien. 7 Au XIIIe siècle, Jacques de Vitry, devenu évêque d'Acre en 1216, évoque la coutume locale qui voulait que l'esclave qui s'enfuit et qui sera baptisé dans un territoire chrétien doit retourner à la servitude.8 Le testament de Saliba, un marchand chrétien oriental, évoque ses esclaves musulmans, qui devaient se convertir au christianisme et être libérés après sa mort. 9 En outre, des traités passés entre les Mamelouks et les Francs au XIIIe siècle mentionnent des esclaves fugitifs dans les deux sens 10
En ce qui concerne les Samaritains, apparemment ils ne sont mentionnés dans ce chapitre que pour énumérer les différents groupes religieux qui vivaient dans le royaume. Il y avait en effet très peu de Samaritains, ils vivaient notamment autour de Naplouse, leur ville sainte. Ils n'ont probablement pas été réduits en esclavage, en fait, les Francs avaient tendance à les laisser en paix, probablement à cause de la représentation favorable du « Bon Samaritain » dans les Evangiles.11
La curieuse déclaration que « la terre des chrétiens est le pays des Francs » peut être un ajout ultérieur.1213
Enfin, la glose en latin se trouvant à la fin du texte provient probablement du droit canonique (cf. Liber Extra, liber i, titulus xxix (de officio et potestate iudicis delegati), capitulum i (Quia quaesitum), "agentes et consentientes pari poena scripturae testimonio puniuntur"), mais elle ne semble pas être pertinente pour ce chapitre.
1 . B. Kedar, Crusade and Mission: European Approaches toward the Muslims (Princeton, 1984), 76-77.
2 . J.Prawer, Crusader Institutions (Oxford, 1980), 208-211.
3 . J.Riley-Smith, The Feudal Nobility and the Kingdom of Jerusalem, 1174-1277 (London, 1973), 62-63.
4 . Kedar, Crusade and Mission, 151.
5 . P.Cobb, trad., The Book of Contemplation: Islam and the Crusades (Penguin, 2008), 95.
6 . Cobb, 143.
7 . Cité par Kedar, Crusade and Mission, 80.
8 . Mentionné dans Kedar, Crusade and Mission, 78; R.Huygens, ed., Lettres de Jacques de Vitry (Leiden, 1960), 87-88.
9 . J.Delaville Le Roulx, Cartulaire général de l'ordre des hospitaliers (Paris, 1894-1906), 3:91-92, no. 3105.
10 . Mentionné par Kedar, Crusade and Mission, 153; voir par exemple P.M. Holt, Early Mamluk Diplomacy (1260-1290): Treaties of Baibars and Qalawun with Christian Rulers (Leiden, 1995).
11 . B.Kedar, "The Samaritans in the Frankish period," in The Samaritans, ed. A.Crown (Tübingen, 1989), 86-87.
12 . Riley-Smith, The Feudal Nobility, 258 n.10.
13 . Kedar, Crusade and Mission, 77.
affranchissement ; esclaves ; Juifs/Judaïsme ; musulmans ; Samaritains
Ahmed Oulddali : relecture -corrections
Capucine Nemo-Pekelman : relecture -corrections
Notice n°136978, projet RELMIN, «Le statut légal des minorités religieuses dans l'espace euro-méditerranéen (Ve- XVesiècle)»
Edition électronique Telma, IRHT, Institut de Recherche et d'Histoire des Textes - Orléans http://www.cn-telma.fr/relmin/extrait136978/.