Livre des Assises de la Cour des Bourgeois
Livre des Assises de la Cour des Bourgeois
Ceux qui peuvent témoigner à la Cour de la Fonde
Puis que vous aves oy de ces autres raisons, la raison si coumande con vous die les raisons et les establissemens qui devent estre en la cort de la fonde, et de quel chose il sont tenus de douner iugement et de quel chose non, et la raison con det prendre des tous les avers qui par mer vienent et des avers qui par terre vienent at isi. Bien sachies que en la fonde deit aveir I bailly, leaus hom et de boune renouméé, et qui aime toutes manieres de gens a dreit maintenir. Et est tenus, par dreit, de mener auci par raison, si com est establi, le Sarasin come le Surien et le Surien come le Jude et le Jude come le Samaritan, et toutes autres lengues de gens auci come les Crestiens, car ce est dreit et raison par lasise. Car par la seurte dou seignor et por ce quil est tenus de maintenir les a dreit vienent tos les marchans en son poeir vendre et acheter. Bien saches que en la fonde deit aver VI leaus homes iures, IIII Suriens et II Frans. Et ses sont tenus de iuger tous les clains qui verront devant le bailly, si com est de dette, ou de gages qui sont perdus ou enpires, ou si come est de luiement de maisons, ou daucune autre chose que aie fait I Surien ou I Jude ou I Sarasin ou I Samaritan ou I Nestorin ou I Grifon ou I Jacopin ou I Ermine… …Ce I Grifon se claime au bailly dun Jude daucune chose, et le Jude li nee ce quil demande, la raison iuge quil det aver Judes por garens, et cil les ai quil fassent que garans de iurer sur leur lei … …Bien coumande la raison que de toutes les autres leis don lun se clame de lautre en la fonde, si est mestier quil ait garenties de cele meysme lei don celuy est de qui il se claime: car ce est dreis, que autres garenties ne li deivent valeir. Car ce il na y tes garenties, si deit celuy iurer sur la lei, si deit estre atant quite, puis quil nen a tes garenties come aver det… Le sairement que devent faire ytes gens en la fonde, si det estre enci, ce est que le Jude deit iurer sur la Tore de sa lei. Et le Sarasin deit iurer auci sur le Coran de sa lei… …Les autres leis toutes ensemble deivent iurer sur les livres de leur lei. Mais le Samaritan deit iurer sur les V livres de Moyses que il tienent … …Car encores seient il Suriens et Grifons ou Judes ou Samaritans ou Nestourins ou Sarasins, si sont il auci homes come les Frans de paier et de rendre ce que iuge sera, tout auci come est establi en la cort des borgeis en ce livre ou est establie toutes raisons et toutes gens. Voirement tant y a que la raison coumande que ce II Judes ou II Suriens ou II autres dune lei ont contrest encemble daucune querelle don il se claiment, ni deit aver devision es garens, ou soit quil soient de lor lei ou d autre lei, car ce est raison par dreit et par lasise dou reiaume de Jerusalem. Mais se I Sarasin bate I Crestien ou une Crestiene et li fait sane, ce est cop aparissant a plaie: la raison iuge que celuy Sarasin si deit estre de la cort, et la cort est tenue de faire meger celuy ou cele que le masti baty ou feri, et de douner ly son vivre tant com il sera por celuy mau quil ne porra gaaigner, et se ce ne veut faire, la cort si det condampner le serf dou point de quei il li fery, et det estre frustes par la vile et puis chasses hors de la terre. Et se celuy Sarasin est mais troves puis en faisant outrage au Crestien ou a Crestiene, si deit estre menes a pendre, par dreit et par lasise.
E. Kausler, Les Livres des Assises et des Usages dou Reaume de Jerusalem sive Leges et Instituta Regni Hierosolymitani (Stuttgart, 1839), 270.
Puisque vous avez entendu les autres lois, la loi ordonne que vous devez entendre la loi et les établissements qui doivent être faits à la cour du marché, et sur quelles affaires ils sont obligés et ne sont pas obligés de rendre un jugement, et ce que la loi doit être au sujet des biens qui arrivent par la mer et de ceux qui arrivent par la terre. Vous devriez savoir parfaitement qu'au marché il doit y avoir un bailli, un homme loyal et de bonne renommée qui veut maintenir la loi pour tous. Il est légalement obligé de mener avec raison, comme il est établi, les Sarrasins comme les Syriens, les Syriens comme les juifs, les juifs comme les Samaritains, et toutes les autres races comme les chrétiens, car ceci est juste et raisonnable selon les assises. Car à cause de la sûreté de son seigneur, et parce qu'il est obligé de maintenir la justice pour eux, tous les marchands s'en remettent à son pouvoir pour vendre et acheter. Vous devriez savoir qu'au marché il doit y avoir six jurés loyaux, quatre Syriens et deux Francs. Et ceux-ci sont obligés de juger toutes les accusations qui arrivent devant le bailli, qu'il s'agisse de dettes, ou de cautions qui sont perdues ou détruites, soit pour le loyer des maisons, ou pour n'importe quelle autre chose qu'a faite un Syrien ou un juif ou un Sarrasin ou un Samaritain ou un Nestorien ou un Grec ou un Jacobite ou un Arménien… …Si un Grec accuse devant le bailli un juif de quelque chose, et que le juif le nie, la loi juge que le Grec doit avoir des témoins juifs, et s'il les en a, ils doivent jurer sur leur foi… …La loi ordonne que pour toutes les autres religions qui peuvent s'accuser à la cour du marché, il faut que l'on ait des témoins de la même foi que la personne accusée, car ceci est légal, mais les autres témoins ne valent rien. Car si l'on n'a pas de tels témoins, l'accusé doit jurer sur sa foi, et il doit être disculpé, puisqu'il n'y avait pas des témoins comme il aurait dû… Le serment que ces témoins doivent faire à la cour du marché signifie que le juif doit jurer sur la Torah. Et le Sarrasin doit jurer sur le Coran. …Toutes les autres religions doivent jurer sur les livres de leur foi. Mais le Samaritain doit jurer sur les cinq livres de Moïse… …Car même s'ils sont Syriens ou Grecs ou juifs ou Samaritains ou Nestoriens ou Sarrasins, ils sont des hommes comme les Francs, et ils paient et rendent ce qu'ils doivent, comme il a été établi dans ce livre par la cour des bourgeois, où les lois pour tous hommes ont été établies. C'est vrai que la loi ordonne que si deux juifs ou deux Syriens ou deux personnes d'une autre foi s'accusent devant la cour, il n'y aura aucune différence de faite entre les témoins, qu'ils soient de la même foi ou non, car ceci est légal et raisonnable selon les assises du Royaume de Jérusalem. Mais si un Sarrasin bat un chrétien ou une chrétienne, et provoque un saignement, c'est-à-dire une blessure évidente, la loi juge que le Sarrasin doit comparaître devant la cour, et que la cour est obligée de prendre soin de celui ou de celle qui a été battu par le Sarrasin, et de lui fournir le nécessaire pour vivre aussi longtemps que cette personne ne peut travailler à cause de sa blessure, et si la cour ne veut pas obliger cela, elle doit condamner l'esclave à la perte du poing avec lequel il a battu le chrétien, et il doit être traîné partout dans la ville et exilé. Et si le Sarrasin est accusé d'avoir commis un autre délit contre un chrétien, il doit être pendu, selon la loi et les assises.
A. Bishop
Par ce chapitre commence la partie des assises des bourgeois qui traite de la "cour de la fonde", c'est à dire la cour des marchés commerciaux. Comme tous les traités de droit des croisés l'expliquent, il faut que ceux qui portent une accusation contre quelqu'un ayant une autre foi présentent des témoins suivant la même foi que celle de l'accusé. Ce chapitre fait la liste de toutes les religions que l'on pouvaient trouver dans le royaume de Jérusalem, bien qu'il s'intéresse davantage aux confessions chrétiennes qu'aux juifs et musulmans.
L'assise est assez longue en français, ainsi que dans la traduction italienne. Dans les deux manuscrits grecs, le chapitre est placé à la fin du texte, découpé en sept chapitres dans l'un des manuscrits et en neuf dans l'autre.
La plupart des assises des bourgeois traitent, comme suggère leur nom, des "bourgeois", à savoir des artisans, commerçants, marchands, agriculteurs, ou bien de n'importe quel autre propriétaire catholique qui n'était pas noble. La population non-chrétienne est sous la juridiction des cours des bourgeois pour des conflits concernant une somme spécifiée (par exemple un conflit au sujet d'une propriété valant plus d'un marc d’argent), ou pour certains crimes graves (par exemple n'importe quel crime prévoyant une ordalie), et pour tous les conflits dans lesquels une des parties est constituée par un bourgeois catholique. Quant aux conflits entre des non-catholiques, il y avait initialement une "cour des Syriens" (en fin de compte elle est aussi soumise à la cour des bourgeois), et vraisemblablement des tribunaux locaux pour les conflits religieux, mais au treizième siècle il semble que la cour des Syriens est englobée dans la cour de la fonde. Cette dernière est présidée par le bailli qui représente le vicomte (lui-même président de la cour des bourgeois), bien que parfois le bailli et le vicomte soient la même personne. Les fonctions de bailli sont pareilles à celles du vicomte mentionnées au début du livre des assises. Il est également probable que le bailli et le vicomte remplacent le muḥtasib musulman qui dirigeait les activités commerciales dans les villes musulmanes avant de l’arrivée des croisés ; en fait l'un des fonctionnaires de la cour de la fonde s’appellait, en français, le "mathesep", sans doute une prononciation française du mot arabe. La cour de la fonde est composée de six jurés, dont quatre "Syriens" (chrétiens orientaux) ; c'est à dire, que les autochtones chrétiens sont représentés à la cour, tandis que les juifs et les musulmans ne le sont pas.123 D'après cette assise on peut avoir connaissance de toutes les religions cohabitant dans le royaume de Jérusalem, ou, tout du moins, celles qui sont considérées comme assez importantes pour être inclues dans la liste. Parmi les chrétiens, on retrouve les "Syriens" et les "Jacobites" de l'église syrienne orthodoxe ; l'église grecque orthodoxe ; les Arméniens orthodoxes ; et les nestoriens. D'après d’autres sources on reconnaît également l'église géorgienne orthodoxe ; les Coptes d'Egypte ; l'église éthiopienne orthodoxe ; ainsi que les Maronites du Liban, qui ont adopté le rite romain avant que les assises ne soient écrites au treizième siècle. Les juifs et Samaritains sont distingués l'un de l'autre ; d'autres sectes juives ne sont pas mentionnées, mais on reconnaît dans un autre passage les Karaïtes.45 En fait il y a très peu de Samaritains, ils habitent pour la plupart autour de Naplouse, leur ville sacrée. Les croisés on tendance à laisser les Samaritains tranquilles, sans doute à cause du portrait plutôt favorable qu'on trouve d'eux dans les Évangiles.6 Il semble que le compilateur des assises sait que le Pentateuque est une partie de la Torah et non pas un livre à part, et qu'il peut se vanter de connaître la différence entre les deux groupes.7 Les différentes sectes de l'Islam ne sont pas différenciées, ce qui s'explique par leur statut inférieur dans le royaume. 8 Cependant on connaît bien les Sunnites et les Chiites. Ces derniers sont divisés en sectes telles que les Ismaïliens, qui sont eux-mêmes divisés en groupes schismatiques telles que les Druzes du Liban, et les Nizarites, qui sont mieux connus sous le nom de Hashishiyyin, ou "Assassins".9 Le principe est répété dans cette assise, comme dans les autres traités du droit de Jérusalem, selon lequel celui qui porte une accusation contre n'importe quelle autre personne doit trouver des témoins ayant la même foi que l'accusé. Le témoignage de coreligionnaires de l’accusateur ne vaudrait rien, car l'accusateur et ses coreligionnaires auraient pu comploter facilement contre l’accusé. Il est présumé que les témoins ayant la même foi que l'accusé ne voudraient pas comploter avec quelqu'un d'une autre foi, et donc qu'ils ne porteraient pas une accusation injuste. Les assises mentionnent, par exemple, le cas d'un Grec qui a porté une accusation contre un juif, mais en réalité son procès est le même que pour tous les membres des autres religions. S'il n'y a pas des témoins de la même foi que l'accusé, celui-ci peut être acquitté tout simplement en prêtant serment, jurant qu'il est innocent. En revanche, s'il y a un conflit entre deux personnes de la même foi (non-catholique), la religion de leurs témoins n'a aucune importance.10 Devant la cour, les contestataires sont tenus de prêter serment sur leurs propres livres sacrés : les juifs sur la Torah, les Samaritains sur le Pentateuque, les musulmans sur le Coran, et les chrétiens orientaux sur la Bible (ou plutôt les Évangiles) dans leurs propres langues, tout comme les catholiques prêtent serment sur la Bible ou les Evangiles en latin. On note en particulier que les orientaux de n'importe quelle religion sont reconnus en tant qu'"hommes comme les Francs" (c'est-à-dire les catholiques), que les croisés devaient traiter avec justice. Une telle déclaration semble remarquablement progressiste pour le treizième siècle, mais il est évident que les musulmans, sans parler des autres religions, ne sont pas traités toujours de la même manière. Selon les assises, si un musulman blesse un chrétien, il est tenu de faire soigner sa victime, et s'il ne peut pas le faire, on lui coupe la main. Ensuite si le musulman commet une deuxième infraction, il est pendu. De plus, les assises utilisent les mots "musulman" et "esclave" de façon interchangeable, puisque la plupart des musulmans qui sont connus par les croisés sont des esclaves. Il est mentionné de temps en temps que les musulmans peuvent être affranchis de leur servitude en se convertissant au christianisme, étant donné que les chrétiens ne peuvent pas être réduits en esclavage.1112
1 . J. Prawer, Crusader Institutions (Oxford, 1980), 253-262.
2 . J. Riley-Smith, The Feudal Nobility and the Kingdom of Jerusalem, 1174-1277 (London, 1973), 85-92.
3 . M. Nader, Burgesses and Burgess Law in the Latin Kingdoms of Jerusalem and Cyprus, 1099-1325 (Ashgate, 2006), 18-19, 159-162.
4 . Riley-Smith, The Crusades: A History, 2nd ed. (London, 2005), 61.
5 . Prawer, "Social classes in the Crusader States: The 'Minorities'," in K.Setton, ed., A History of the Crusades, vol. V: The Impact of the Crusades on the Near East, ed. N.Zacour and H.Hazard (Madison: University of Wisconsin Press, 1985), 65-70.
6 . B. Kedar, "The Samaritans in the Frankish period," in The Samaritans, ed. A.Crown (Tübingen: J.C.B. Mohr, 1989), 86-87.
7 . Riley-Smith, "Government and the indigenous in the Latin kingdom of Jerusalem", in Medieval Frontiers: Concepts and Practises, ed. D. Abulafia and N. Berend (Ashgate, 2002), repr. in Crusaders and Settlers in the Latin East (Ashgate, 2008), 130.
8 . H. Mayer, "Latins, Muslims, and Greeks in the Latin Kingdom of Jerusalem," History 63 (1978), repr. in Probleme des lateinischen Königreichs Jerusalem (Aldershot, 1983), 175, 185.
9 . Prawer, "Social classes", 62-65.
10 . Nader, "Urban Muslims, Latin laws, and legal institutions in the Kingdom of Jerusalem", Medieval Encounters 13 (2007), 256-257.
11 . Prawer, Crusader Institutions, 208-211.
12 . Riley-Smith, The Feudal Nobility, 62-63.
accusation ; Juifs/Judaïsme ; musulmans ; Samaritains ; témoignage ; violence
Capucine Nemo-Pekelman : traduction
Notice n°136984, projet RELMIN, «Le statut légal des minorités religieuses dans l'espace euro-méditerranéen (Ve- XVesiècle)»
Edition électronique Telma, IRHT, Institut de Recherche et d'Histoire des Textes - Orléans http://www.cn-telma.fr/relmin/extrait136984/.