Nom de la loi
Loi Gabinia (pl.sc.) sur les prêts aux étrangers à Rome
Date
67 av. J.-C. ?
Rogator
A. Gabinius (RE 11)
Thèmes
Sources
Cic., Att., 5, 21, 12Bibliographie
- Botsford, G. W., The Roman assemblies, from their origin to the end of the Republic, New York, 1909, 429-430
- Rotondi, LPR, 373-374
- Williams, R. S., Aulus Gabinius, a political biography, PhD Mich. St. Univ., 1973, 71-78
- Griffin, M., « The tribune C. Cornelius », JRS, 63, 1973, 196-213
- Gruen, Last Generation, 251-252
- Zehnacker, H., « La terre et l’argent (Cicéron, pro Flacco, 42-50) », REL, 67, 1979, 165-186, part. 173-175
- Bonnefond, M., « La lex Gabinia sur les ambassades », dans C. Nicolet (éd.), Des ordres à Rome, Paris, 1984, 61-100, part. 87-94
- Bonnefond-Coudry, M., Le Sénat de la République romaine, de la guerre d’Hannibal à Auguste. Pratiques délibératives et prise de décision, Rome, 1989, 343-346
- Rosillo López, C., La corruption à la fin de la République romaine (IIe-Ier s . av. J.-C.). Aspects politiques et financiers, Stuttgart, 2010, 136-143
Commentaire
La loi est citée par Cicéron dans deux lettres adressées à Atticus en février et mai 50, dans le contexte de ses démêlés avec les intermédiaires financiers de Brutus qui cherchaient à obtenir son soutien, comme gouverneur de Cilicie, pour le remboursement d’un prêt consenti à la cité de Salamine de Chypre, qui relevait de sa province. C’est à propos des conditions dans lesquelles ce prêt a été contracté qu’on apprend, dans la lettre de février (Cic., Att., 5, 21, 12 Reperio duo senatus consulta isdem consulibus de eadem syngrapha. Salaminii cum Romae uersuram facere uellent, non poterant, quod lex Gabinia uetabat. Tum iis Bruti familiares freti gratia Bruti dare uolebant quaternis, si sibi senatus consulto caueretur. Fit gratia Bruti senatus consultum, VT NEVE SALAMINIS NEVE QVI EIS DEDISSET FRAVDI ESSET. Pecuniam numerarunt. At postea uenit in mentem faeneratoribus nihil se iuuare illud senatus consultum, quod ex syngrapha ius dici lex Gabinia uetaret. Tum fit senatus consultum, VT EX EA SYNGRAPHA IVS DICERETUR, (non ut alio iure ea syngrapha) esset quam ceterae sed ut eodem.), d’une part que « les Salaminiens, lorsqu’ils avaient voulu contracter un emprunt (uersuram facere) à Rome, ne l’avaient pas pu parce que la loi Gabinia l’interdisait », d’autre part que « deux SC ont été faits, sous les mêmes consuls (ceux de 56), au sujet de ce prêt (…) ». Le premier, voté grâce à l’autorité de Brutus, « stipulait que ni les Salaminiens ni leur créancier ne seraient en faute (fraudi esset) ». Mais après avoir consenti le prêt, les feneratores agissant pour le compte de Brutus « s’avisèrent que le SC n’était d’aucune utilité car la loi Gabinia interdisait toute action en justice sur une reconnaissance de dette (ex syngrapha ius dici). On fit alors un SC permettant d’intenter une action sur cette reconnaissance-là ». Ces informations sont répétées sous une autre forme dans la lettre de mai, où il est précisé à nouveau que « les Salaminiens avaient emprunté contrairement à la loi Gabinia » (Cic., Att., 6, 2, 7Salaminios autem (hos enim poteram coercere) adduxi ut totum nomen Scaptio uellent soluere sed centesimis ductis a proxima quidem syngrapha nec perpetuis sed renouatis quotannis. Numerabantur nummi ; noluit Scaptius. Tu qui ais Brutum cupere aliquid perdere ? Quaternas habebat in syngrapha. Fieri non poterat nec, si posset, ego pati possem. Audio omnino Scaptium paenitere. Nam quod senatus consultum esse dicebat ut ius ex syngrapha diceretur, eo consilio factum est quod pecuniam Salaminii contra legem Gabiniam sumpserant. Vetabat autem Auli lex ius dici de ita sumpta pecunia. Decreuit igitur senatus ut ius diceretur ex ista syngrapha. Nunc ista habet iuris idem quod ceterae, nihil praecipui.).
Sur ces bases, deux des dispositions de la loi Gabinia peuvent être énoncées : elle interdisait de prêter, à Rome, à des étrangers, et elle rendait impossible toute intervention d’un magistrat ou promagistrat romain, gouverneur de province notamment, pour obtenir un jugement contraignant le débiteur à honorer sa dette.
Ce contexte de prêt entre aristocrate romain et cité provinciale a contribué à orienter une partie des interprétations modernes vers le domaine de l’économie et en particulier du crédit, et à considérer la loi Gabinia comme un élément de la réponse supposée des institutions à la crise financière des années 60 (dont le problème des dettes et le rôle qu’il joua dans la conjuration de Catilina sont l’aspect le mieux documenté), l’autre élément étant l’interdiction d’exporter l’or et l’argent par Pouzzoles prescrite par un SC en 63 (Zehnacker, s’appuyant sur C. Nicolet, « Les variations de prix et la « théorie quantitative de la monnaie » à Rome, de Cicéron à Pline l’Ancien », AESC, 1971, 1203-1227, part. 1220-1225 ; interprétation répétée par M. Ioannatou, Affaires d’argent dans la correspondance de Cicéron. L’aristocratie sénatoriale face à ses dettes, Paris, 2006, 61, et par Rosillo López, 219). L’idée selon laquelle cette interdiction aurait eu pour but de limiter la pénurie de liquidités a cependant été contestée, car les textes qui la mentionnent la présentent seulement comme visant à empêcher les Juifs de payer leur contribution au Temple de Jérusalem (Bonnefond, 89, suivant M. Crawford, « Le problème des liquidités dans l’Antiquité classique », AESC, 1971, 1228-1233, part. 1231).
Mais le rapprochement effectué par d’autres (déjà Botsford) entre la loi Gabinia et les propositions du tribun de 67 C. Cornelius au sujet des ambassadeurs étrangers présents à Rome, telles que les décrit Asconius, dans l’argument du discours prononcé deux ans plus tard par Cicéron pour défendre Cornelius, oriente plutôt vers une interprétation politique : l’objectif de la loi serait de protéger les provinciaux contre l’usure pratiquée par les aristocrates romains prêtant sur place aux ambassadeurs de l’argent frais pour corrompre ceux dont ils sollicitaient des décisions, magistrats et sénateurs. Asconius présente ainsi, comme étant à l’origine de la rupture entre le tribun et le Sénat, son initiative : « Il avait fait au Sénat un rapport, proposant, puisque d’énormes sommes d’argent étaient prêtées aux ambassadeurs des peuples étrangers et qu’il en résultait des profits scandaleux et bien connus, qu’il soit interdit de prêter aux ambassadeurs des peuples étrangers » (Ascon., 47 St.Rettulerat ad senatum ut, quoniam exterarum natio num legatis pecunia magna daretur usura turpiaque et famosa ex eo lucra fierent, ne quis legatis exterarum nationum pecuniam expensam ferret. Cuius relationem repudiauit senatus et decreuit satis cautum uideri eo S.C. quod aliquot ante annos septem et XX L. Domitio C. Caelio coss. factum erat, cum senatus ante pauculos annos ex eodem illo S.C. decreuisset ne quis Cretensibus pecuniam mutuam daret.). Ayant échoué à obtenir un SC en ce sens, Cornelius s’en plaignit devant le peuple, disant que « les provinces étaient épuisées par les intérêts, et cela uniquement pour que les ambassadeurs aient à leur disposition de l’argent à donner » (Ascon., 47 St.Cornelius ea re offensus senatui questus est de ea in contione : exhauriri prouincias usuris, propter id unum ut haberent legati unde praesentia munera darent.). Asconius présente ensuite une autre proposition de Cornelius, ce qui laisse supposer que celui-ci a renoncé à pousser l’affaire plus loin.
La proximité entre les propos qu’Asconius prête à Cornelius dans cette contio et la précision donnée par Cicéron quand il évoque la loi Gabinia, au sujet des Salaminiens - ils avaient voulu emprunter à Rome (Cic., Att., 5, 21, 12 Salaminii cum Romae uersuram facere uellent, non poterant, quod lex Gabinia uetabat.) - justifie le rapprochement entre la proposition de Cornelius en 67 et l’interdiction à laquelle ceux-ci se heurtèrent en 56. Ces Salaminiens étaient vraisemblablement les membres d’une ambassade envoyée à Rome par leur cité à ce moment-là : c’est sans doute en 56 que Lentulus, proconsul de Cilicie, donna à Chypre sa lex prouincialis (Cic., Fam., 13, 48Omnes tibi commendo Cyprios, sed magis Paphios, quibus tu quaecumque commodaris, erunt mihi gratissima, eoque facio libentius, ut eos tibi commendem, quod et tuae laudi, cuius ego fautor sum, conducere arbitror, quum primus in eam insulam quaestor ueneris, ea te instituere, quae sequantur alii, quod, ut spero, facilius consequere, si et P. Lentuli, necessarii tui, legem et ea, quae a me constituta sunt, sequi uolueris, quam rem tibi confido magnae laudi fore.), et le Sénat joue habituellement un rôle dans l’élaboration de ces règlements. Leur choix de Brutus comme créancier se justifiait par le fait qu’il était le patronus de l’île (Cic., Att., 6, 1, 5ciuitatem in Catonis et in ipsius Bruti fide locatam meisque beneficiis ornatam funditus perdidissem.) et venait de regagner Rome avec Caton qu’il avait secondé dans sa mission de liquidation des biens du roi Ptolémée (Plut., Brut., 3, 4οὐ μὴν ἀλλὰ καὶ περὶ ταῦτα συντείνας ἑαυτὸν ὑπὸ τοῦ Κάτωνος ἐπῃνέθη, καὶ τῆς οὐσίας ἐξαργυρισθείσης ἀναλαβὼν τὰ πλεῖστα τῶν χρημάτων εἰς Ῥώμην ἔπλευσεν.): cf. S. I. Oost, « Cato « Uticensis » and the annexation of Cyprus », CPh, 50, 1955, 98-112, part. 106-107).
C’est ainsi qu’a pris corps une interprétation de la loi Gabinia qui y voit la reprise du projet de Cornelius, rejeté par le Sénat, par A. Gabinius, soit en 67, année où il était son collègue (Griffin, Williams, Bonnefond, 95 ; Rosillo López, 142-143) soit en 58 lorsqu’il fut consul (Gruen). Elle aurait répondu à deux objectifs, l’un, de portée générale, serait de protéger les provinciaux de l’usure pratiquée par les aristocrates romains, et à ce titre la loi s’inscrit dans la continuité de la politique de certains gouverneurs, comme Mucius Scaevola et Lucullus en Asie ; l’autre, plus immédiat et relevant de la discipline de la classe dirigeante, serait de limiter la corruption pratiquée par les ambassadeurs venant solliciter du Sénat des décisions favorables à leur patrie (Bonnefond et Rosillo López, avec les exemples de ces pratiques). Un argument supplémentaire en ce sens est le vote en 67 d’une autre loi Gabinia (notice n°409) qui accordait aux ambassadeurs étrangers un accès privilégié au Sénat en février, les soustrayant à l’arbitraire des consuls dont relevait l’établissement d’un ordre de passage pour les audiences, et au recours à la corruption parfois nécessaire.
Ces interprétations permettent de préciser dans une certaine mesure les dispositions de la loi. Les prêts prohibés (que le terme employé ait été uersura, comme le pensait Rotondi, ou syngrapha, comme le suggère J. Andreau, « Quelques remarques sur la uersura », dans E. Chevreau, D. Kremer, A. Laquerrière-Lacroix (éd.), Carmina Iuris. Mélanges en l’honneur de Michel Humbert, Paris, 2012, 11-21) étaient ceux consentis à Rome uniquement, et cette spécification doit se comprendre au sens strict, comme invitent à le penser les indications données par Cicéron sur les prêts accordés par Rabirius au roi Ptolémée, chaque fois hors de Rome : le premier a été conclu à Alexandrie avant la fuite du roi en 58 (Cic., Rab. Post., 4Multa gessit, multa contraxit, magnas partis habuit publicorum ; credidit populis; in pluribus prouinciis eius uersata res est ; dedit se etiam regibus ; huic ipsi Alexandrino grandem iam antea pecuniam credidit), le second dans la villa de Pompée à Albe juste avant son voyage de retour (Cic., Rab. Post., 6Sed nec id agitur hoc tempore nec cum Postumi causa res ista coniuncta est. Quamquam ad sumptum itineris, ad illam magnificentiam apparatus comitatumque regium suppeditata pecunia a Postumo est, factaeque syngraphae sunt in Albano Cn. Pompei, cum ille Roma profectus esset.). Quant aux bénéficiaires de ces prêts, il s’agit très probablement non pas de tous les provinciaux, mais de ceux qui se trouvaient à Rome à titre d’ambassadeurs : Héraclide de Temnos, évoqué dans le Pro Flacco, contracte deux emprunts successifs à Rome, où il est rhéteur, sans doute en 65, manifestement sans tomber sous le coup de la loi (Cic., Flacc., 46Fundum Cymaeum Romae mercatus est de pupillo Meculonio. Cum uerbis se locupletem faceret, haberet nihil praeter illam impudentiam quam uidetis, pecuniam sumpsit mutuam a Sex. Stloga, iudice hoc nostro, primario uiro, qui et rem agnoscit neque hominem ignorat ; qui tamen credidit P. Fului Nerati, lectissimi hominis, fide. Ei cum solueret, sumpsit a C. M. Fufiis, equitibus Romanis, primariis uiris. Hic hercule « cornici oculum », ut dicitur. Nam hunc Hermippum, hominem eruditum, ciuem suum, cui debebat esse notissimus, percussit. Eius enim fide sumpsit a Fufiis. Securus Hermippus Temnum proficiscitur, cum iste se pecuniam quam huius fide sumpserat a discipulis suis diceret Fufiis persoluturum. ; cf. Bonnefond, 90). Les procédures d’accueil et de contrôle des ambassadeurs étrangers à Rome étaient suffisamment rigoureuses pour permettre d’établir facilement leur qualité (M. Coudry, « Contrôle et traitement des ambassadeurs étrangers sous le République romaine », dans C. Moatti (éd.), La mobilité des personnes en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne. Procédures de contrôle et documents d’identification, Rome, 2004, 529-565).
Cette loi, si elle doit se comprendre comme une tentative pour freiner les pratiques de corruption imputables aux ambassadeurs étrangers, apparaît comme une initiative isolée : les précédentes ont pris seulement la forme de SC, l’un, apparemment de portée générale, en 94 (Ascon., 47 St.Rettulerat ad senatum ut, quoniam exterarum natio num legatis pecunia magna daretur usura turpiaque et famosa ex eo lucra fierent, ne quis legatis exterarum nationum pecuniam expensam ferret. Cuius relationem repudiauit senatus et decreuit satis cautum uideri eo S.C. quod aliquot ante annos L. Domitio C. Caelio coss. factum erat, cum senatus ante pauculos annos ex eodem illo S.C. decreuisset ne quis Cretensibus pecuniam mutuam daret.), puis un autre, visant spécifiquement des ambassadeurs crétois, en 70 ou 69 (Ascon., 47 St.Rettulerat ad senatum ut, quoniam exterarum natio num legatis pecunia magna daretur usura turpiaque et famosa ex eo lucra fierent, ne quis legatis exterarum nationum pecuniam expensam ferret. Cuius relationem repudiauit senatus et decreuit satis cautum uideri eo S.C. quod aliquot ante annos septem et XX L. Domitio C. Caelio coss. factum erat, cum senatus ante pauculos annos ex eodem illo S.C. decreuisset ne quis Cretensibus pecuniam mutuam daret. et Dio, fr., 111, 3προσυποπτεύσαντες τοὺς πρέσβεις ἐπιχειρήσειν τινάς, ὡς καὶ κωλύσοντας τὴν στρατείαν, διαφθεῖραι χρήμασιν, ἐψηφίσαντο ἐν τῇ βουλῇ μηδένα αὐτοῖς μηδὲν δανεῖσαι.), et ils sont invoqués comme suffisants par les sénateurs qui rejettent la proposition de Cornelius en 67. On a vu d’autre part que, lorsque les Salaminiens ont demandé un prêt à Rome en 56, un SC a suffi pour permettre une dérogation à la loi. La loi Gabinia pourrait s’interpréter comme l’expression d’une préoccupation de réforme politique d’inspiration pompéienne (Gruen, 252-253), mais les pratiques corruptrices de Ptolémée en 56 en montrent les limites (cf. Cic., Fam., 1, 1, 1Ammonius, regis legatus, aperte pecunia nos oppugnat, res agitur per eosdem creditores, per quos, cum tu aderas, agebatur ; regis causa si qui sunt qui uelint, qui pauci sunt, omnes rem ad Pompeium deferri uolunt, senatus religionis calumniam non religione, sed maleuolentia et illius regiae largitionis inuidia comprobat.).
Comment citer cette notice
Marianne Coudry. "Loi Gabinia (pl.sc.) sur les prêts aux étrangers à Rome", dans Lepor. Leges Populi Romani, sous la dir. de Jean-Louis Ferrary et de Philippe Moreau. [En ligne]. Paris:IRHT-TELMA, 2007. URL : http://www.cn-telma.fr/lepor/notice410/. Date de mise à jour :20/09/21 .