Général
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Yves, évêque de Chartres
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Chanoines de Saint-Quentin de Beauvais
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après 1094 - avant 1095
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[1094-0195]
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Lettre
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Ivo, Dei gratia Carnotensis Ecclesiae servus, vestrae autem societatis fidelis frater, confratribus suis(1)(a), devotum fraternitatis obsequium.
Sicut navis praesentia gubernatoris destituta(2), licet bonos habeat nautas et reliquos navis adjutores, licet etiam prosperum habeat ventum, tamen aut fluitat, aut fluctibus immergitur, aut scopulis illiditur, et sic planctum magis invenit quam portum, sic Ecclesia Dei, rectoris sui praesentia viduata, multis modis in hoc mundo tanquam in mari naufragoso periclitatur et ab aditu aeternae quietis, tanquam ab introitu portus, aut diu differtur, aut in aeternum removetur. Quod ego attendens, sicut saepe monui(3), ita nunc moneo et licentiam do ut vobis rectorem regulariter eligatis, quem sicut patrem animarum vestrarum omni honore dignum habeatis, cujus salutaribus monitis cum omni humilitate in omnibus obediatis. Nolo(b) enim cum periculo meo et vestro vobis praeesse et non prodesse(4), terram occupare(5) et messem quam terra culta latura est umbra mea praefocare. Malo vos videre viventes sub alieno regimine quam lugere mortuos sub praelationis meae velamine, habere vos fratres ordinatos, quam filios incompositos. Nolo enim sine causa laborasse in vobis(6), quos materno affectu de veteri homine in novum(7) mediante Dei timore generavi, quos geminorum uberum lacte usque ad solidi cibi perceptionem educavi(8), quos ita unice dilexi ut cum gaudentibus gauderem, cum dolentibus dolerem(9), cum infirmis infirmus fierem(10), quorum onera tanta mansuetudine supportavi quanta parentes filios carnis suae tolerasse vix possunt inveniri. Cum ergo impediente nescio qua Dei dispositione ex(c) maternis uberibus(d) lac sumere non possitis, quaerite vobis matrem adoptivam, de cujus uberibus lac sugatis(11), ne aliquis vestrum, ante tempus ablactati, matrem quam exspectant non inveniant et sic ad solidam escam non perveniant.
In eligendo(12) itaque omnes in commune consulite, ut nemo ibi privatam occasionem attendat, nemo de privata excellentia intumescat, nemo contentiosus existat, nec illi humiliter subdi refugiat, quem fraterna concordia provisa utilitate sibi praeferri expostulat. Qui tamen tanto nunc diligentius a vobis est discutiendus, quanto postea non reprehendendus(13), sed ab omnibus aequanimiter est tolerandus. Nolo(e) autem certam vobis designare personam, sed habere liberum electionis arbitrium, ut electum vestrum eo aequanimius toleretis quo eum voluntarie vobis praetuleritis.
Hoc tamen in fraternitate vestra retineo ut quem de fratribus mecum habere voluero, mihi sicut patri filium transmittatis et sic ubi eum manere voluero sine scandalo concedatis ; qua in re non est vobis formidandum, quia satis in hoc servabo modum. Hoc etiam apud vos interim volo habere privilegium ut si(f) – quod absit! ‑ inter praelatum vestrum et aliquem de fratribus orta fuerit contentio et aliqua intemperantia zeli adversus alterum alter exarserit, si hoc commode per vos sedari non poterit, non prius ad aures publicas causa haec prodeat quam ad me deferatur, ut studeam vel immoderatum zelum illum temperare, vel demum canonicae severitati vires dare. Inexpertus enim auriga, dum nescit frena moderari, primo cursu cogit equum acceleratione lassari. Cum ergo sit ars artium, onus onerum regimen animarum(14), postquam usu ipsius artis edoctus fuerit vester praelatus, quid debeat dissimulare, quid debeat in promptu vindicare, tunc jam suo et vestro judicio contenti, poteritis commode omnia negotia vestra commodare(15).
Quicumque autem ille sit, talem eligat fraternitas vestra qui sciat de thesauro suo proferre nova et vetera(16), qui etiam noverit mores vestros, cujus mores et vos non habeatis ignotos ; melius enim sibi invicem cohaerent lapides qui, frequenter collimati, inaequalitatem suam deposuerunt frequenti limaturae exercitio. Quod si forsitan contigerit eum in causis exterioribus minus esse exercitatum, ad disponenda omnia sibi commissa juvabit eum bona conscientia et bonum testimonium. Ipse etiam faciat sibi praepositum qui consilio ejus et vestro omnia exteriora disponat. Ipse autem intus secundum traditionem sanctorum Patrum vacet orationi et lectioni et nutriendae fraternae dilectioni.
Multa loquor, sed quasi nunc demum vos ablactans vellem vos in omnibus esse instructos ut quae sunt recta(g) sapiatis(17) et recte intellecta opere impleatis(18). Sed quia ad hoc(h) non sufficitis, consulite angelum magni consilii(19), ut consilia vestra dirigat et ad bonum(i) finem(20) perducat. Deus patientiae et solatii sit vobiscum(21). Valete.
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Ivo fratribus suis J
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Nolo... praefocare om. J
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et J, a AVT
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dispositionibus V
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Nolo...fraternae dilectioni om. J
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si quae éd. Ju
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recta vel bona M
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si ad hoc al., quia adhuc J
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bonam M.
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Les chanoines de Saint-Quentin, voir aussi lettres 17 et 31.
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Métaphore inspirée des paraboles évangéliques, sans citation précise.
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Lettre 17.
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Voir lettre 25.
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Luc. 13, 7.
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Gal. 4, 11.
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Eph. 4, 22-24 ; Col. 3, 9-10.Voir lettre 37.
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D'après Hebr. 5, 12-14.
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Rom. 12, 15.
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I Cor. 9, 22.
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Métaphore biblique, ex. Cant. 8, 1.
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Yves énumère ici toutes les conditions pour que l'élection soit faite dans les règles.
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Oves pastorem suam non reprehendant,ep. Pii papae, c. 4,Fausses décrétales, éd. Hinschius, p. 117. Yves,Décret5, 243. Eusèbe,ep.2,Fausses décrétales, éd. Hinschius, p. 237, Yves,Panormie4, 39 (Gratien, 6, 1, 9; 2, 7, 13).
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Grégoire le Grand,
Regula pastoralis1, 1,Sources chrétiennes, t. 381, p. 128.
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Jeu de mots
commode/commodare.
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Matth. 13, 52.
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Collecte de la Pentecôte, voir lettre 5.
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Opere implereoucomplere, expression biblique, ex. Jos. 22, 5 ; 23, 15 etc.
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Introït de la messe de Noël, d'après Is. 9, 6 et 11, 2. Voir lettres 15, 87, 98, 137.
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Lieu commun inspiré de Matth. 24, 13,
perseverare usque in finem.
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Rom. 15, 5.
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a. Avranches, BM 243, 24v-25v
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M. Montpellier, Ecole de médecine H 231, 15-16
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J. Jesus College, Q.G.5, 2
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V. Vatican, Reg. Lat. 147, 8rv
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T. Troyes, BM 1924, 113-114
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Au. Auxerre, BM 69, 91-92
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Yves, par la grâce de Dieu serviteur de l'Église de Chartres et frère fidèle de votre société, à ses confrères, l'empressement dévoué de sa fraternité.
Ainsi qu'un navire privé de la présence de son pilote, même s'il a de bons marins et tous les autres assistants du navire, même s'il a aussi un vent favorable, flotte malgré tout au hasard, ou est submergé par les flots, ou est brisé sur les écueils et trouve ainsi plutôt les pleurs que le port, ainsi l'Église de Dieu, veuve de la présence de son recteur, périclite de plusieurs manières dans ce monde, comme dans une mer naufrageuse, et elle est soit écartée longtemps soit privée pour toujours de l'accès au repos éternel comme de l'entrée du port. Attentif pour ma part à ce fait, ainsi que je l'ai conseillé souvent, je vous conseille maintenant et vous donne la liberté d'élire régulièrement à votre tête un recteur qu'en tant que père de vos âmes vous jugerez digne de tout honneur, aux conseils salutaires de qui vous obéirez en tout en toute humilité. En effet je ne veux pas, pour votre péril et le mien, être à votre tête et ne pas vous être utile, occuper la terre et étouffer de mon ombre la moisson que portera la terre cultivée. Je préfère vous voir vivants sous la direction d'un autre que vous pleurer morts sous le voile de mon gouvernement, vous avoir comme frères ordonnés que comme fils indisciplinés. Car je ne veux pas avoir travaillé en vain parmi vous, vous que d'une affection maternelle j'ai fait renaître du vieil homme en homme nouveau, avec l'aide de la crainte de Dieu, vous que j'ai nourris du lait de mes deux mamelles jusqu'à ce que vous preniez de la nourriture solide, vous que j'ai aimés si singulièrement que je me réjouissais avec ceux qui se réjouissaient, que je m'affligeais avec ceux qui s'affligeaient, que je devenais faible avec les faibles, vous dont j'ai supporté les fardeaux avec une mansuétude telle qu'on peut avec peine trouver des parents qui en ont autant supporté des fils de leur chair. Puisque donc, empêchés par je ne sais quelle disposition de Dieu, vous ne pouvez prendre le lait des mamelles maternelles, cherchez-vous une mère adoptive des mamelles de qui vous suciez le lait, de peur que quelques-uns d'entre vous, sevrés trop tôt, ne trouvent pas la mère qu'ils attendent et ainsi ne parviennent pas à une nourriture solide.
C'est pourquoi en procédant à l'élection consultez en commun tous les frères, pour que personne ne prétende à une faveur particulière, que personne ne s'enfle de sa supériorité particulière, que personne ne se montre chicaneur et ne refuse d'être humblement soumis à celui que la concorde fraternelle réclame, dans un intérêt prudent, qu'on mette à sa tête. Toutefois vous devez maintenant examiner celui-ci avec d'autant plus de soin qu'ensuite il ne doit plus être critiqué mais doit être supporté par tous d'une âme égale. Or je ne veux pas vous désigner une personne précise, mais je veux que vous ayez la libre décision de l'élection pour que vous supportiez votre élu d'une âme d'autant plus égale que vous l'aurez porté volontairement à votre tête.
Voici toutefois ce que je me réserve dans votre fraternité : que vous m'envoyiez, comme un fils à un père, celui de vos frères que je voudrai avoir avec moi et que, où que je veuille le voir demeurer, vous me le concédiez sans vous en scandaliser ; sur ce point vous ne devez pas avoir peur, parce qu'en cela je conserverai assez de mesure. Je veux aussi avoir pour un temps ce privilège auprès de vous : au cas où, ‑ à Dieu ne plaise ! ‑ s'élèverait entre votre supérieur et l'un des frères une divergence et où, par quelque excès de zèle, l'un s'enflammerait contre l'autre, si cela ne peut être facilement apaisé par votre entremise, que cette affaire ne soit pas livrée aux oreilles publiques avant d'être portée devant moi, pour que je m'applique soit à tempérer ce zèle immodéré soit à donner finalement pouvoir à la sévérité canonique. Car un cocher inexpérimenté, quand il ne sait pas régler les freins, pousse le cheval à se fatiguer en accélérant dans la première course. Donc comme la direction des âmes est l'art des arts, le fardeau des fardeaux, après que votre supérieur aura appris, par l'usage de cet art même, ce qu'il doit dissimuler, ce qu'il doit corriger tout de suite, alors, satisfaits désormais de son jugement et du vôtre, vous pourrez aisément arranger toutes vos affaires.
Qui que ce soit du reste, que votre fraternité élise un homme tel qu'il sache tirer de son trésor du neuf et du vieux, qu'il connaisse aussi vos manières d'être et que vous ne soyez pas non plus ignorants des siennes ; car ont plus de cohésion entre elles les pierres qui, frottées fréquemment les unes aux autres, ont perdu leur inégalité par la pratique d'un long frottement. Et si par hasard il se trouve être moins expérimenté dans les affaires extérieures, la bonne conscience et le bon témoignage l'aideront pour régler tout ce qui lui a été confié. Que lui-même se dote également d'un prévôt qui sous son conseil et le vôtre puisse régler toutes les affaires extérieures. Que lui-même, selon la tradition des saints Pères, s'adonne intérieurement à la prière et à la lecture et à l'entretien de l'affection fraternelle.
Je parle beaucoup mais, comme si je vous nourrissais maintenant pour la dernière fois de mon lait, je voudrais que vous ayez été instruits en tout, pour que vous ayez le sens de ce qui est droit et que vous accomplissiez en acte ce que vous avez parfaitement compris. Mais parce que [si] vous n'y suffisez pas, consultez l'ange du grand conseil pour qu'il dirige vos décisions et vous conduise vers une bonne fin. Que le Dieu de patience et de consolation soit avec vous. Adieu.