Introduction

Reprendre l’édition et la traduction de la correspondance du grand canoniste Yves, évêque de Chartres de 1090 à 1115, paraissait nécessaire[1]. La multiplicité et la diversité de ses correspondants illustre son rayonnement[2], les questions qu’on lui pose révèlent les sujets qui préoccupent la société, les réponses qu’il apporte prouvent l’utilité de ses compilations canoniques sur lesquelles il s’appuie et l’on voit donc les règles de droit dans leur application directe et concrète[3]. Si l’on aimerait que ses lettres soient plus personnelles, on devine à travers elles les traits de sa personnalité. Ferme et rigoureux, il n’hésite pas à défendre le droit, même contre le roi ou les puissants, son point de vue face au pape; fervent défenseur de la réforme, il rappelle les règles à suivre, tout en étant attentif aux problèmes de ses correspondants. Il écrit dans un style simple et efficace, avec un vocabulaire courant, mais sans renoncer aux figures de style habituelles, antithèses, jeux de mots, allitérations etc.

Actuellement, il n’existe que des éditions incomplètes des lettres d’Yves. Don Jean Leclercq a édité en 1949 les soixante-dix premières lettres[4]. La Patrologie latine[5] reprend l’édition de François Juret[6], remarquable pour son époque, revue par Jean-Baptiste Souchet[7]. Mais l’annotation ne correspond plus à nos critères actuels et une traduction peut être très utile. Lucien Merlet[8] a publié en 1885 une édition française des lettres, d’après un manuscrit de Chartresdétruit pendant la dernière guerre mondiale, mais l’ouvrage est rare; et si la traduction, non accompagnée du texte latin, presque sans notes, montre une bonne compréhension du texte, elle paraît trop éloignée de nos critères actuels de précision et ne rend pas compte du style d’Yves. Plus récemment, Jean Leclercq avait entrepris une édition de la Correspondance dont seul le premier tome a vu le jour[9].

Le problème d’une édition d’Yves de Chartres tient d’une part dans le très grand nombre de manuscrits, plus d’une centaine, contenant soit des choix soit l’ensemble des lettres, et d’autre part dans l’absence d’étude paléographique qui permettrait de les hiérarchiser. Christof Rolker en a donné une liste qu’on peut considérer comme exhaustive dans un article en ligne, «Manuscripts of Ivo’s Correspondence»[10].

Vu la dispersion de ces manuscrits, je m’en suis tenue à la collation de six d’entre eux. J’ai naturellement choisi des représentants des types I et II décrits par Jean Leclercq. Sur les conseils de Christof Rolker j’y ai ajouté deux représentants des manuscrits qu’il considère comme parmi les plus anciens : the Jesus collection et the Rochester group.

Les microfilms de chacun des types I et II étaient à l’IRHT qui m’en a rendu l’utilisation aisée en m’en fournissant une copie[11]. Il s’agit des manuscrits :

  • (M) Montpellier, Ecole de médecine H 231, du deuxième quart du XIIe siècle. Type II. Il provient de Clairvaux. Ex dono Henrici filii regis religiosi Clarevallis. C’est un très beau manuscrit, peut-être exécuté dans un atelier parisien, pour le fils du roi Louis VI, Henri de France[12]. Henri était moine à Clairvaux vers 1122, avant de devenir évêque de Beauvais en 1149 puis archevêque de Reims en 1162. Ce manuscrit a été décrit par L. Fralkenstein et par Louis Guizard[13]. Il est copié en deux colonnes. Il comporte 101 folios. Les lettres, qui commencent au folio 4v, sont précedées d’une table des rubriques. Il contient presque toutes les lettres. Le prologue est copié entre les lettres 103 et 104. Elles sont numérotées jusqu’à 274. Suivent encore, non numérotées, les lettres 230, 231, 236, 209, 219 et 287. Manquent les numéros 54, 76, 226, 237, 263, 271, 284 à 286 de l’édition Juret. L’ordre des lettres présente un certain nombre de différences par rapport à notre édition.
  • (A) Avranches, BM 243, fin XII siècle. Type I. Il provient du Mont-Saint-Michel. Il comporte 137 folios, en pleine ligne, d’une belle écriture régulière. Les lettres sont précédées d’une capitula epistolarum, avec les rubriques, fol. 2v-8v. La lettre 287 est copiée aux fol. 1v-2v, non numérotée, avant la capitulation. Le prologue se trouve après la lettre 103, mais numéroté 104 comme une lettre. Il ne manque que quelques lettres, à la fin, les numéros 272-281 et 285-286. La copie est très bonne, avec peu de fautes manifestes.
  • (J) Des deux manuscrits anglais, je n’ai pu consulter que Jesus College Q.G.5 à Cambridge. XIIe siècle. Il comporte 36 folios : 54 lettres d’Yves, 4 lettres d’une correspondance entre Anselme de Cantorbury et le pape Pascal, un sermon de saint Augustin. Christof Rolker a montré qu’il s’agit d’une des plus anciennes traditions des lettres, sans doute copiées du vivant d’Yves. Aucune n’est postérieure à 1105 (sauf au fol. 35v-36 la lettre à Thomas archevêque d’York, l.215, qui peut être un rajout postérieur).
  • La consultation du manuscrit de Londres BL Royal 6.B.vi ne m’a pas été possible, devant le refus de cette bibliothèque de m’en fournir un Cdrom. C’est le plus ancien manuscrit de la collection des lettres, datant d’avant 1124. Comme la collection, malheureusement moins complète, est présente dans le manuscrit Vatican Reg. Lat. 147, dont j’ai eu la reproduction sans problème, je me suis contentée de la collation de ce texte. Il s’agit certainement, comme l’a montré Christof Rolker[14], d’une collection constituée aux alentours des années 1109 à Chartres. Les variantes entre ces deux traditions anciennes et les types I et II ne portent que sur des détails.

J’ai aussi collationné deux autres manuscrits :

  • (Au) Auxerre, BM 69, incomplet, fournit quelques variantes qui ont été portées en apparat. Il contient au fol. 60v une lettre à Daimbert, archevêque de Sens, éditée par Schmitt[15]. Je l’ai placée sous le numéro 152bis en fonction de sa place dans ce manuscrit qui suit à peu près l’ordre chronologique. Au folio 87 se trouve une autre des lettres éditées par Schmitt, à Etienne. Mais les lettres de la fin de ce manuscrit ne suivent plus l’ordre chronologique, ce qui ne permet pas de la dater. Elle apparaît dans mon édition en annexe sous le numéro S. II
  • (T) Troyes, BM 1924, de la collection Bouhier (E43). Il est constitué de 130 folios. Il contient 228 lettres numérotées et une hors numérotation. Elles sont, par rapport aux types I et II, dans un désordre où je n’ai pu trouver aucune raison d’être, ni logique, ni chronologique[16]. La numérotation est ancienne et c’est donc l’ordre originel et non un remontage de folios. Dans la partie centrale, fol. 42v-59 et 61-79, les lettres suivent l’ordre de Jesus. Il manque un certain nombre de lettres, surtout des dernières années : 11, 28, 84, 103, 106, 109124, 201, 213-215, 221-223, 225-227,230-231, 233, 235 et à partir de 236 toutes sauf 250, 264, 266, 268, 282, 287. Cinq sont copiées deux fois, les 30, 49, 96, 104, 130. Ce manuscrit contient deux des trois lettres éditées par Schmitt, fol. 112 et 121v, n° 152bis et S II de mon édition.
  • La consultation, non exhaustive, du manuscrit Paris BN Nal 3041, XIIe siècle, provenant de Chartres, du type I mais assez fautif, n’a pas apporté de variante significative.

Je me suis également servie de la traduction de Lucien Merlet qui permet parfois de se faire une idée de ce qu’était le manuscrit détruit de Chartres qui lui a servi de support.

On est frappé par le nombre extrêmement réduit de variantes entre les diverses traditions manuscrites. Seule une lettre présente des divergences notables, numérotée 219.

Sinon il s’agit surtout d’inversions de mots, très nombreuses et qui n’ont pu être retenues dans l’apparat. Les variantes portent aussi sur les noms propres.

J’ai conservé pour plus de commodité la numérotation de la Patrologie latine[17]. Cette édition a été faite à partir de plusieurs manuscrits que je n’ai pas su identifier : Juret dit avoir utilisé des manuscrits de Saint-Victor et de Saint-Germain, des manuscrits provenant de la bibliothèque de la Reine, de celles de Puteau, Charles Labbé, Jacques-Auguste de Thou, Louis Servin et Nicolas Faber[18]. Il m’est arrivé dans l’apparat critique de signaler une des variantes de Juret sous le terme al. J’ai laissé à la fin la lettre 287, la plus ancienne d’Yves, écrite quand il était encore chanoine de Saint-Quentin, et qui est toujours placée de manière peu cohérente dans les manuscrits, comme si on ne l’avait intégrée qu’après coup[19] : En exergue, avant la numérotation, dans Avranches, à la fin des lettres (et non numérotée) dans Montpellier, ainsi que dans l’édition de Juret, à la fin de Jesus mais incomplète, vers la fin de Rochester. Elle est située au début de la traduction de L. Merlet, mais on ne sait pas s’il suivait l’ordre du manuscrit ou s’il l’a remise lui-même à sa place logique.

L’essentiel de mon travail a consisté à trouver les sources et à identifier les principaux personnages cités. Il y a sûrement des oublis dans les sources bibliques, le style d’Yves en étant complètement imprégné. Pour les sources canoniques, j’ai regretté que le livre de C. Rolker ne soit paru qu’en 2010, à un moment où je les avais déjà trouvées. Il m’a servi à faire des contrôles, et je ne lui ai emprunté que les références à la Tripartita que je n’ai pas consultée en l’absence d’édition.

 

Geneviève Giordanengo 

 


[1] Grâce à cette édition, le chercheur pourra avoir à sa disposition un corpus récent de correspondances à peu près contemporaines et de régions assez proches, Fulbert de Chartres, éd. F.Behrends, Lambert d’Arras, éd. Claire Giordanengo, Geoffroy de Vendôme, éd. G. Giordanengo. Il manquera Hildebert de Lavardin !

[2] Cent quarante correspondants environ et deux cent quatre-vingt sept lettres conservées.

[3] Très rares en effet sont les citations canoniques qui ne sont pas présentes dans l’une ou l’autre de ses collections, mais Yves cite toujours la source originelle et non sa compilation.

[4] Yves de Chartres, Correspondance, t. 1, Les classiques de l’histoire de France au Moyen Age, Belles Lettres, Paris, 1949. J’ai préféré refaire les 70 lettres de son édition, n’ayant pas tout à fait le même choix de traduction ni la même méthode pour citer les sources.

[5] PL CLXII, col. 11-504 (297-504 pour les notes).

[6] Ivonis, Carnotensis episcopi, epistolae, Paris, 1585.

[7] Paris, 1647.

[8] Lettres de saint Ives évêque de Chartres traduites et annotées par Lucien Merlet, Chartres, 1885.

[9] Yves de Chartres, Correspondance, t. 1, Les classiques de l’histoire de France  au Moyen Age, Belles Lettres, Paris, 1949. J’ai préféré refaire la traduction et l’annotation des 70 lettres de son édition, n’ayant pas toujours le même choix de traduction ni la même méthode pour citer les sources.

[10] Christof Rolker en relève 117, «Manuscripts of Ivo’s Correspondence», Appendice de sa thèse, Canon law and the letters of Ivo of Chartres, Cambridge, 2006, non repris dans l’édition de sa thèse, Canon law and the letters of Ivo of Chartres, Cambridge, 2009.

[11] Je remercie Jacques Dalarun pour son aide très précieuse, sans laquelle ce travail n’aurait pu se faire.

[12] Voir Ludwig Falkenstein, «Alexandre III et Henri de France», L’église de France et la papauté (Xe-XIIIe siècles), Actes du colloque historique franco-allemand publiés par Rolf Grosse, Bonn, 1993, p. 103-176

[13] L. Falkenstein, art. cit., p.170-171 et Louis Guizard, «Note sur trois manuscrits des lettres d’Yves de Chartres conservés à la Bibliothèque de l’Université de Montpellier», Mélanges d’histoire du Moyen Age dédiés à la mémoire de Louis Halphen, Paris, 1951, p. 307-312

[14] Canon law and the letters of Ivo of Chartres, p. 128.

[15] Fr. Sal Schmitt, «Trois lettres inconnues d’Yves de Chartres», Revue bénédictine 50, 1938, p. 84-88.

[16] Ce manuscrit peut être rapproché de Paris BN 2486 pour l’ordre des lettres. D’autres traditions manuscrites se présentent aussi dans un ordre qui m’échappe.

[17] PL CLXII, col. 11-504 (297-504 pour les notes).

[18] Voir Fr. Juretus benevolo lectori salutem, PL 162, col. 217-218.

[19] D’après la liste des manuscrits de C. Rolker citée plus haut, elle est absente de nombreux manuscrits et très souvent en ajout à la fin.