Général
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Yves, évêque de Chartres
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Renaud
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après 1090 - avant 1116
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n.c.
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Lettre
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Ivo, Dei gratia Carnotensis Ecclesiae minister, fratri Rainaldo(1)(a), salutem et dilectionem.
Novit dilectio tua quia primitivae Ecclesiae formam(2) sequi desiderans, ut prudens Nazaraeus(3), in ecclesia beati Joannis Baptistae(4) professus es sanctitatem, professus es communiter vivendi societatem et, tanquam aliqua lucerna in domo Dei, ad incrementum propositi tui lumen verbi minus doctis ministrare coepisti. Nunc vero, ut audio, nescio quo spiritu fascinante(5), derelicta sociali vita non sine scandalo infirmorum ad eremum convolare deliberas, ubi tantum offeras sacrificium turturum, postposita oblatione columbarum(6). Qua in re pensare debet prudentia tua quod Christus caput tuum, quem sequi debent membra cohaerentia(7), quia sicut ipse ambulavit nos ambulare praecepit(8), de secreto suo processit ad publicum nostrum(9), ut charitatem suam nobis commendaret et suo nos informans exemplo per vitae vias ad amissam beatitudinem reduceret. Tu vero, postposito hoc exemplo, communem vitam cui te devovisti fugere desideras, in qua, nullo vento vanitatis impediente, solidam gloriam poteris conservare et in solitudine cordis ascensiones in corde(10) disponere multisque prodesse verbo et exemplo, et in secretis locis vitam tuam spectabilem magis quam utilem praebere, quod est gloriam tuam in pulverem deducere(11). Quod si feceris, a voto tuo, a professione tua ex parte cecidisti ; et qui tanquam duobus pedibus, id est sanctitate et communiter vivendi societate, per geminam charitatis viam coeperas repedare ad patriam, praeciso uno pede et praeclusa una charitatis via, dum quasi claudus requiris(b) religionis augmentum, timeo ne incurras lamentabile detrimentum.
Haec dicens non condemno vitam anachoretarum(12), sed praefero vitam communiter viventium, qui non tantum sua reliquerunt, sed etiam propriis voluntatibus renuntiaverunt et ita semetipsos secundum evangelicam admonitionem abnegaverunt(13). Qui si etiam ex objectu visibilium aliquibus tentationibus afficiuntur, vel non inventa solitudinis opportunitate, vel ecclesiasticorum studiorum occupatione, facile ab hujusmodi suggestionibus liberantur. Vita vero solitaria ideo inferior est quia voluntaria et importunis cogitationibus plena, quae tanquam muscae minutissimae de limo surgentes volant in oculos cordis et interrumpunt sabbatum mentis(14). Quarum(c) punctionibus misera mens cruentata perdit decorem illum de quo dicit Psalmista(15) : « Omnis gloria ejus filiae Regis ab intus », cum currens(d) per(e) phantasias et vanas imaginationes(f) suas aliquando ita superatur ut, si opportunitas se offerret, facile in tentationis suae laqueum laberetur.
Nec hoc ex conjecturis dicimus, sed ab his qui experti sunt vera esse didicimus, quos aliquando in communi conversatione hominum vidimus vixisse laudabiliter, sed quando ad solitariam vitam se transtulerunt ipsos(g), eisdem confitentibus, novimus fuisse lamentabiliter lapsos. Quod si esum carnium culpas, qui aliquando adhibetur(h) mensis communiter viventium, considerare debes quia laudabilior abstinentia est sine foeda concupiscentiae flamma lautioribus cibis uti et non repleri, quam cum foeda gulae flamma vilibus cibis ingurgitari(16). Sic Joannes Baptista delectabilibus cibis utens, carnibus locustarum et melle silvestri(17), laudatus est a Domino de abstinentia ; Esau(18) vero, vili cibo lenticula videlicet ingurgitatus, culpatus est de gulae concupiscentia.
Haec dicens non te doceo sed commonefacio uti bonum tuum ita dispenses, ut cum perfectioni intendis, ne fias scandalum infirmis, quia satius est aliquando infirma tolerare quam summa cum schismate facere(19). Possem tibi multa in hunc modum scribere, sed haec et alia charitati convenientia satis novit prudentia tua. Vale.
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Rainardo AM
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quaeris AM
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quare éd.
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concurrens M
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post A
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imagines AM
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ipsis AM
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admiscetur AM.
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Sur Renaud, G. Morin, « Rainaud l'Ermite et Ives de Chartres : un épisode de la crise du cénobitisme au XI
e-XIIesiècle »,Revue bénédictine40 (1928), p. 99-115. L'auteur édite aussi la réponse de Rainaud, p. 101-104.L'Eremitismo in occidente nei secoli XI e XII, Mendola 1962, Milan 1965,passim. G. Miccoli, article citéinfra. L'identification de Renaud reste discutée, il a fait profession dans une église Saint-Jean-Baptiste, que certains donnent pour Saint-Jean-de-Vignes de Soissons, et il s'agirait alors de Renaud de Neuvillette, mais d'autres penchent pour Saint-Jean-en-Vallée de Chartres (voir lettre 91), qui expliquerait mieux l'implication d'Yves, intervention de Ch. Dereine après l'article de J. Becquet « L'érémitisme clérical et laïc dans l'ouest de la France » dansL'Eremitismo in occidente nei secoli XI e XII, p. 182-211 (p. 203-204).
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G. Miccoli, «
Ecclesiae primitiva forma»,Studi medievali, IIIes., I (1961), p. 485 etsq.
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Jud. 16, 17,
Nazareus, id est consecratus Deo.
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Sur l'identification de Saint-Jean, voir note
supra.
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Gal. 3, 1.
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Oiseaux traditionnellement offerts tous les deux en offrandes, ex. Gen. 15, 9, Lev. 12, 6, etc., mais la colombe, symbole de l'Esprit-Saint, est privilégiée dans le Nouveau Testament.
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Métaphore paulinienne de la tête et des membres, I Cor. 12, 12-26.
Membra cohaerentia, Job 41, 14.
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I Joh. 2, 6.
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Grégoire le Grand,
Epistolae, livre 7,ep.5,CCSL140, p. 448 :de secreto Patris egressus est ad publicum nostrum.
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Voir lettres 31, 34, 192. Voir aussi la lettre de Marbode de Rennes à Robert d'Arbrissel,
Les deux vies de Robert d'Arbrissel,op. cit., p. 526-557.
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Ps. 7, 6.
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Même réserve lettre 192, où Yves développe aussi les oppositions entre ces deux types de vie religieuse.
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Matth. 16, 24 ; Luc. 9, 23.
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Même expression lettres 73, 192.
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Ps. 44, 14.
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D'après Augustin,
De doctrina christiana, 3, 12, 19,Bibliothèque augustinienne11/2, p. 262. Yves,Décret4, 23. Même idéeDécret4, 24, d'aprèsQuaestionum evangeliorum libri duo, livre 2, 11,PL35, col. 1337-1338 (Gratien, D. 41, 1 et 4). Les arguments en faveur d'une modération dans le jeûne sont fréquents, voir lettre 245.
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Matth. 3, 4 ; Marc. 1, 6.
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Gen. 25, 29-31. L'exemple est cité par Augustin dans le
De doctrina christiana,loc. cit. notesupra.
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Schisme et scandale, deux préoccupations constantes d'Yves,
passim.
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a. Avranches, BM 243, 131rv
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M. Montpellier, Ecole de médecine H 231, 94rv
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Yves, par la grâce de Dieu ministre de l'Église de Chartres, au frère Renaud, salut et dilection.
Ta dilection sait que, voulant suivre le modèle de la primitive Église, comme un prudent Nazir, tu as fait profession de sainteté dans l'église de Saint-Jean-Baptiste, tu as fait profession de vivre en communauté et, comme un flambeau dans la maison de Dieu, tu as commencé à administrer aux moins savants la lumière de ton verbe, pour faire progresser ton propos. Mais maintenant, à ce que j'apprends, ensorcelé par je ne sais quel esprit, abandonnant la vie en communauté non sans scandale pour les faibles, tu décides de courir vers un ermitage où tu offres seulement le sacrifice des tourterelles, en négligeant l'offrande des colombes. Dans cette affaire, ta prudence doit songer que le Christ, ta tête, que doivent suivre les membres qui y sont attachés, puisqu'il nous prescrit de nous conduire comme lui-même s'est conduit, est sorti de sa retraite et allé vers nous en public, pour nous recommander sa charité et, en nous informant par son exemple, pour nous ramener par les voies de la vie à la béatitude perdue. Or toi, méprisant cet exemple, tu désires fuir la vie commune à laquelle tu t'es voué, où, sans qu'aucun souffle de vanité ne s'y oppose, tu peux conserver une gloire solide et dans la solitude du cœur monter les degrés dans ton cœur et être utile à beaucoup par la parole et par l'exemple ; et tu désires dans des lieux secrets rendre ta vie plus ostensible qu'utile, ce qui est réduire ta gloire en poussière. Si tu agis ainsi, tu t'es écarté en partie de ton vœu, de ta profession ; et toi qui, pour ainsi dire des deux pieds, c'est-à-dire par la sainteté et le mode de vie commune, avais commencé à marcher vers ta patrie par la double voie de la charité, un pied coupé et le chemin de charité bouché, tandis que tu cherches comme un boiteux l'accroissement ta piété, je crains que tu ne coures vers un lamentable dommage.
En disant ceci je ne condamne pas la vie des anachorètes, mais je préfère la vie de ceux qui vivent en communauté, qui non seulement ont abandonné leurs biens, mais ont même renoncé à leurs propres volontés et ainsi se sont reniés eux-mêmes, selon l'admonition évangélique. Même s'ils sont touchés, à la vue de choses terrestres, par quelques tentations, ils sont facilement libérés de suggestions de ce genre soit parce qu'ils ne trouvent pas l'opportunité de la solitude, soit grâce à l'occupation des études ecclésiastiques,. Or la vie solitaire est inférieure parce qu'elle est volontaire et pleine de pensées importunes qui, comme des mouches minuscules surgies du limon, volent dans les yeux du cœur et interrompent le repos de l'esprit. Le malheureux esprit, ensanglanté par leurs piqures, perd cet honneur dont le Psalmiste dit : « Toute la gloire de cette fille du Roi à l'intérieur », lorsque, courant au milieu de ses fantômes et de ses vaines imaginations, il est parfois dominé au point qu'il glisserait facilement dans les lacs de sa tentation si l'opportunité se présentait.
Et nous ne disons pas cela sur des conjectures, mais nous avons appris que c'est vrai de ceux qui en ont fait l'expérience, eux que nous avons parfois vu mener une vie digne de louanges dans la fréquentation commune des hommes, mais dont nous savons, d'après leurs propres confessions, qu'ils sont eux-mêmes tombés lamentablement quand ils se sont portés vers la vie solitaire. Si tu blâmes l'usage de viandes, qui est parfois admis pour les tables de ceux qui vivent en communauté, tu dois considérer que c'est une abstinence plus louable de se servir, sans la flamme honteuse de la concupiscence, d'une nourriture recherchée et de ne pas s'en gaver, plutôt que d'ingurgiter de viles nourritures avec la flamme de la voracité. Ainsi Jean-Baptiste, usant de nourritures délectables, chair de sauterelles et miel sauvage, fut loué par le Seigneur pour son abstinence. Mais Ésaü, qui avait dévoré une nourriture vile, à savoir des lentilles, fut puni de son penchant à la voracité.
En disant ceci je ne t'enseigne pas, mais je t'avertis de dispenser ton bien de manière à ne pas devenir, en cherchant la perfection, objet de scandale pour les faibles, parce qu'il vaut mieux parfois tolérer des faiblesses que faire des prouesses avec un schisme. Je pourrais t'en écrire beaucoup de cette manière, mais ta prudence connaît suffisamment ces choses et d'autres qui conviennent à la charité. Adieu.