Constitutions de la Cour de Barcelone
Quant à la juridiction sur les juifs et les Sarrasins
constitution et interprétation
Item de judeis et sarracenis de quibus extitit peticio nobis data quod debent esse illorum in quorum castris seu villis habitarent seu morarentur, volumus super hoc illud de cetero observari quod in loco quolibet eorum est antiquitus observatum, salvis privilegiis et pactis specialibus cuicumque.
Real Academia de la Historia, Cortes de los antiguos reinos de Aragón y de Valencia y principado de Cataluña, tomo I, parte 1, Madrid, 1896, 151
De même quant à la requête qui nous a été faite sur les juifs et sarrasins, s'ils devaient appartenir aux châteaux ou villes dans lesquels ils habitent ou résident, sur cela nous voulons que dorénavant soit observé ce qui était autrefois observé dans le lieu, à exception des privilèges et accords spéciaux.
J. X. Muntané Santiveri
Pendant la Cour Générale qui se réunit à Barcelone à la demande de Pierre II le Grand à la fin de l'année 1283, les prélats, les nobles et les représentants des villages et des villes de la Principauté tirèrent profit de la situation délicate dans laquelle le monarque se trouvait. Ainsi contre leur aide pour repousser la croisade lancée par le pape Martin IV contre le roi , ils obtinrent son approbation sur un sujet qui, à partir de ce moment-là, devint l'un des éléments clés de la législation catalane : le pacte. On peut lire dans l’accord –rédigé à la première personne– que si le roi « vel successores nostri constitucionem aliquam generalem seu statutum facere voluerimus in Catalonia, illam vel illud faciamus de approbacione et consensu prelatorum baronum militum et civium Catalonie » (const. 9). Ces mots constituent l’acte de naissance d’un modèle de législation qui résultait d'un consensus entre le monarque et les représentants de la société et qui, précisément à cause de cela, la loi ne pouvait uniquement émaner des assemblées dans lesquelles se réunissaient toutes ces entités : la « cort » (mot catalan) o « curia generalis ». Les constitutions approuvées de commun accord dans ces assemblées générales étaient valables dans tout le territoire catalan et même l’activité légale du comte-roi leur était subordonnée.
Dans la plupart des « corts » qui eurent lieu avant 1283 tous les représentants de la société n’y étaient pas et la possibilité de légiférer tous ensemble n’était pas considérée : c’était le monarque qui exerçait ce droit de manière exclusive et personnelle. Malgré cela, une grande partie de la législation antérieure fut adoptée dans des assemblées postérieures à 1283 et devint une partie à part entière du système juridique catalan.
Parmi les cinquante constitutions approuvées l’an 1283, seulement trois font référence à la minorité juive : la 15, la 25 et la 42. La première est une simple ratification de la loi approuvée en 1241 par Jacques I sur le crédit juif ; les deux autres légifèrent sur la propriété mais sous des angles différents : la constitution 25 se réfère aux esclaves sarrasins des juifs, tandis que la 42 s’occupe des seigneurs des juifs.
La constitution 42 est la réponse à la pétition que les participants à la Cour Générale de Barcelone II firent à Pierre II afin qu’il renonça à sa seigneurie sur la minorité juive et musulmane en faveur des seigneurs des lieux où ceux-ci résidaient : ecclésiastiques, nobles ou conseils municipaux.
L’opinion de la majorité chrétienne, fortement influencée par la religion, considérait la situation d'infériorité des juifs, dispersés parmi les nations et soumis à son autorité, comme l'exécution d’un jugement divin qui les laissait à la merci des nations. 1 Leur position dans les sociétés d’adoption était qualifiée génériquement de servitude, même si dans leur cas on ne pouvait pas parler d'esclavage à proprement parler. 2 Habituellement, ceux qui exerçaient leur domination sur les juifs, avec le droit de les juger et de les taxer, étaient les princes des nations. 3 Cependant, comme cela se passa dans d'autres parties de l'Europe, se fut son activité fiscale qui finit par qualifier la minorité juive catalane –avec une expression qui devint très populaire– comme « cofre e tresor » du pouvoir royal : un « cofre e tresor » vers lequel, à travers des impôts ordinaires et des subsides extraordinaires, la monarchie catalane se tourna sans cesse afin de financer ses divers projets. 4
L'espoir d'augmenter les sommes recouvrées en élargissant la base sociale imposable devait être, sans aucun doute, le motif de la requête que les assistants à la Cour Générale de 1283 firent à Pierre II ; 5 de la même façon que la perspective, peu encourageante, d’une diminution de ces ressources devait être derrière le refus royal. En ce sens, par exemple, lorsqu’en 1352 Pierre III récompensa les autorités et représentants d’Igualada pour leurs « serveys arduos y utils fidel y varonilment prestats », avec la « magnifica recompensa, digna de la munificència reyal » de posséder 10 familles de juifs, il était clair, dans le même document, que ces juifs-là –et là on comprend la vraie valeur de cette récompense– paieraient leurs impôts uniquement à la municipalité. 6
Le roi, s'il le voulait pouvait donner aux nobles et aux municipalités ses droits de propriété. 7 Cependant, ces concessions sont rares et limitées en nombre, et on demandait à cette occasion au monarque que la quasi-totalité de ce collectif passa du domaine royal à la juridiction et à la fiscalité des divers seigneurs des endroits où ces juifs habitaient.
La tradition, dans ce cas, fut l'argument choisi par Pierre II afin de laisser les choses comme elles se trouvaient, c'est-à-dire, afin de maintenir son pouvoir direct sur les juifs de ces endroits comme cela se faisait autrefois (« observari quod […] est antiquitus observatum »), et aussi afin de renforcer indirectement son pouvoir dans l'établissement des accords et d'octroyer des privilèges sur ce sujet. 8
1 . Peu importait où ils habitaient, la condition propre et inéluctable du juif du Bas Moyen Âge était la servitude : « cum Christianis, Sarracenis, Tartaris et cum quibus potestis vivitis et omnibus servi estis », Ingetus Contardus, Disputatio contra Iudeos, Paris : Les Belles lettres, 1993, 164-165. De plus, parmi les chroniques hébraïques médiévales et de la Renaissance on expliquait aussi la condition passée ou présente de servitude comme un acte, certainement sévère, de pédagogie divine : Dieu châtiait ainsi les fautes, les péchés de son peuple, afin de le corriger. De toute façon, les fautes, selon les juifs, n'avaient rien à voir avec celles que les chrétiens leur attribuaient.
2 . En dépit de la position extrême d'infériorité et de précarité à laquelle on a voulu parfois réduire la situation juridique de la minorité juive, en les privant de tout droit et en leur accordant uniquement les privilèges que leurs seigneurs voulaient bien leur octroyer (J. Lee, « Protection of Aragon Jewry in the thirteenth century », Revue des Études Juives, 1 (1962), 51), un juriste contemporain se fit l’écho de la situation spéciale, presque paradoxale, des juifs, déclarant qu'ils « non sunt vere servi omnino » parce que, malgré les limitation qui pesaient sur ce groupe (dont l'une –traitée dans cette constitution– les empêchait de choisir et de fixer librement leur lieu de résidence), la vérité était qu'ils pouvaient exercer certains droits, tels que de tester, de contracter un mariage, de posséder et de renoncer à une obligation qui étaient interdis aux esclaves, T. Mieres, Apparatus super constitutionibus curianum generalium Cathaloniae, Barcinonae: typis & aere Sebastiani à Cormellas, 1621, 63.
3 . La possession de la seigneurie sur la minorité juive par la plus haute autorité civile fut souvent contestée par l'autorité religieuse de l’Église (évêques, abbés, inquisiteurs...) ; laquelle, dans les nations chrétiennes de l'Europe du Bas Moyen Âge, exerçait une domination croissante sur le même espace. Dans l'un de ces affrontements, à cause de certains juifs de la ville royale de Montblanc, l'autorité royale dut d’indiquer très clairement avec l’accord « de solemnes savis e doctors de nostre consell, que tota la conexença [c’est-à-dire, la faculté de juger et de décider sur une question] dels juheus pertany en cors e en ànima a nós axí com a senyor temporal, e que l’Esgleya, axí com d’aquells qui fora són d’ella, no cura », J. Riera, « Un procés inquisitorial contra jueus de Montblanc per un llibre de Maimònides, dans , Aplec de treballs, 8 (1987), doc. 6 (1390).
4 . Et qui dans quelques occasions dut supporter une charge fiscal plus élevé que la majorité chrétienne : « E puis que los dits juheus son tenguts a molt més e majors carrecs e contribucions aixi per raó de les peites, subsidis e demandes, a les quals a vos son tenguts com en altra manera que no son los dits cristians », A. Pons, Los judíos del reino de Mallorca durante los s. XIII y XIV, Palma de Mallorca: Miquel Font, 1984, vol. 2, 306, doc. 131(1374).
5 . En outre, la présence d'un collectif qui, dans quelques villes, était devenu important et qui, dans d’autres, précisément à la fin du XIIIe siècle, avait commencé à apparaître et qui, bien qu'il partageait le même espace et jouissait de privilèges similaires avec le reste de la population chrétienne, il ne payait pas les impôts à la municipalité mais directement et exclusivement à la couronne,. Cette réalité devint une source de conflits et aussi de revendications des représentants municipaux, F. Sabaté, « En torno a la identificación de sinagogas medievales: El caso de Tárrega », Sefarad, 59 (1999), p. 130-132 ; P. Vidal, «Els jueus dels antics comtats de Rosselló i Cerdanya», Calls, 2 (1987), p. 49-50 ; J. X. Muntané, « Aproximació a les causes de l’avalot de Tàrrega de 1348 », Tamid, 8 (2012).
6 . Exemptés de payer au trésor royal et de contribuer avec les autres aljames ou communautés juives du territoire catalan : « sens pagar a Nos y a nostres successors ni oficials nostres, ni a cap altra persona peyta, questa, demanda o subsidi, servey ni altra exaccio gratuita o forçosa, sino que sobrament deuran pagar a vosaltres per quant Nos ab la present extrahem, eximim, enfranquim y exclohem als dits juheus y llurs families y bens de les aljames dels nostres juheus y de contribuir a aquestes », J. Segura, Història d’Igualada, Barcelona: E. Subirana, 1907, vol.1, 70-71; vol. 2, 92. En plus ce document est un excellent exemple de qui avait l'autorité suprême sur ce collectif puisque le roi lui-même disposa que les futurs juifs d’Igualada fussent « de qualsevols comtats, vescomtats, baronies o senyorius de qualsevols infants, comtes, vescomtes, barons, nobles, cavallers, persones esglesiastiques de qualsevol condicio, lley o estat sian, ab tal no sian de les aljames dels juheus de nostres ciutats, viles o llochs, o de les colectes o contribucions dels metexos », J. Segura, Història d’Igualada, vol. 1, 70.
7 . Parmi les très nombreux cas de concession de familles juives on va rappeler simplement celle accordée à un conseiller royal (C. Mañé ; G. Escribà, The Jews in the Crown of Aragon. Regesta of the Cartas Reales in the Archivo de la Corona de Aragón. Part I : 1066-1327, Jérusalem : Ginzei Am Olam, The Central Archives for the history of the Jewish People, 1993, doc. 449 : requête afin que Jacques II concède au conseiller Tomàs Çacosta 10 familles juives à Algerri, 1327) et celle pour des nobles (J. Jacobs, An Inquiry into the sources of the history of the Jews in Spain, London : Nutt, 1894, doc. 1144 et 1146 : confirmation royale afin que le noble Anglesola puisse avoir 30 maisons de juifs à Bellpuig ; 1336 ; J. Segura, « Aplech de documents curiosos é inèdits fahents per la història de las costums de Catalunya », Jochs florals de Barcelona, 27 (1885), 259 : accord entre le roi Pierre III et le seigneur de Santa Coloma de Queralt afin que le noble puisse avoir 30 familles de juifs, 1347) ; lorsque eurent lieu les expulsions des juifs de France en 1306 et 1322, le monarque catalan accorda à plusieurs communautés juives de son territoire, avec paiement préalable, d’accueillir un certain nombre de familles des expulsés : 60 à Barcelone, 10 à Gérone et 10 aussi à Lleida, Y. T. Assis, « Juifs de France réfugiés en Aragon (XIIIe-XIVe siècles) », Revue des Etudes Juives, 142 (1983), 294-295 i 312.
8 . Le monarque catalan ne céda rien du tout à ce sujet. En fait, on observe un zèle semblable quand il s'agit de réfléchir à la sécurité et à l'intégrité des communautés juives (en particulier pendant les situations les plus conflictuelles, comme les émeutes de 1348 et 1391) ou lorsqu'un de ses membres se déplaçait de sa propre communauté à une autre sans avoir la permission du roi, J. X. Muntané, « Itinerari pels documents relatius a l’assalt del call de Tàrrega de l’any 1348 », Urtx , 23 (2009), 169-172 ; J. M. Madurell, « Jueus gironins i la seva aljama (1349-1498). Notes documentals », Anales del Instituto de Estudios Gerundenses, 22 (1974-1975), doc. 13 (1392) ; G. Escribà, The Tortosa Disputation. Regesta of Documents from the Archivo de la Corona de Aragón. Fernando I 1412-1416, Jérusalem: Ginzei Am Olam, The Central Archives for the history of the Jewish People, 1998, doc. 422 (1414).
Juifs/Judaïsme ; juridiction ; musulmans ; privilège
Josep Xavier Muntane Santiveri
Youna Masset : relecture -corrections
Adam Bishop : relecture -corrections
Notice n°252410, projet RELMIN, «Le statut légal des minorités religieuses dans l'espace euro-méditerranéen (Ve- XVesiècle)»
Edition électronique Telma, IRHT, Institut de Recherche et d'Histoire des Textes - Orléans http://www.cn-telma.fr/relmin/extrait252410/.