Les constitutions faites par le seigneur roi Jaques I à Barcelone
Interdiction faite aux juifs d'avoir des femmes chrétiennes chez eux
constitution et interprétation
Item inviolabili observacione precipimus firmiter custodiri quod judei in domibus suis non teneant christianas.
Real Academia de la Historia, Cortes de los antiguos reinos de Aragón y de Valencia y principado de Cataluña, tomo I, parte 1, Madrid, 1896, 121
De même, avec observance inviolable nous ordonnons fermement que cela soit gardé, que les juifs dans leurs maisons n’aient pas de chrétiennes.
J. X. Muntané Santiveri
L’an 1228, pendant une réunion tenue dans une maison privée de Tarragone, le roi Jacques Ier souleva pour la première fois la possibilité de conquérir Majorque. Afin de discuter de cette initiative, les principaux ecclésiastiques et nobles du pays, ainsi que les représentants des citoyens de Catalogne se rassemblèrent à la fin de cette même année dans le palais comtal de Barcelone . 1 Lors de cette Cour générale, on aborda aussi d'autres questions dont une partie fut recueillie dans les constitutions de Paix et de Trêve promulguées le 21 décembre, 2 et le reste dans les constitutions « qui non tangunt pacem et treguam » approuvées le lendemain, le 22 décembre 1228.
La pacification et la structuration de la société devinrent les conditions sans lesquelles un projet d’une envergure nationale, telle que la conquête de Majorque, n'aurait pu se réaliser. L'approbation des constitutions mentionnées ci-dessus allait précisément dans cette direction. Celles de Paix et de Trêve mirent sous la tutelle royale les propriétés et les gens de l’Église ; les habitants des villes royales et les juifs ; les hommes dépendants des chevaliers ; tous les animaux et les instruments appropriés pour travailler les champs ; les fermes et les pigeonniers, les granges, les ruches, les oliveraies et les moulins ; les routes et les voies publiques. Elles étendirent aussi la Trêve de Dieu à plusieurs jours et fêtes du calendrier liturgique chrétien. De leur côté, les constitutions du 22 décembre portèrent seulement sur deux groupes de personnes : les six premières réglaient certains aspects de la présence et de l'activité de la minorité juive dans la société catalane de la première moitié du XIIIe siècle ; les neuf restantes tournaient autour de l'institution et de la figure du viguier.
1 . Libre dels feyts del rey en Jacme, sections 48-55.
2 . Sur l'importance de ces lois, qui devinrent un modèle pour les futures constitutions de ce type pendant le règne de Jacques Ier, cf. G. Gonzalvo, Les Constitucions de Pau i Treva de Catalunya (segles XI-XIII), 163-173.
Parmi les constitutions sur les juifs, les quatre premières traitent spécifiquement des activités de prêt, tandis que les deux restantes légifèrent sur des aspects qui, aux yeux de l'autorité ecclésiastique, menaçaient la réalisation de l'idéal chrétien dans la société. La sixième interdisait laconiquement que les juifs eussent des chrétiennes chez eux.
Presque un demi-siècle plus tôt, dans le Concile de Latran III (1179), il avait été interdit aux juifs et aux musulmans d’avoir des esclaves chrétiennes, que ce soit pour servir de nourrice, de servante ou pour n’importe quelle raison. 1 Dans les divers conciles provinciaux qui eurent lieu depuis cette date jusqu'à cette constitution de 1228, l'interdiction fut étendue au fait d’embaucher comme serviteurs des chrétiens et chrétiennes libres. 2 En Catalogne, la première norme ecclésiastique qui légiféra sur cette question fut promulguée après 1228, en particulier au sein du concile provincial de Tarragone en 1242. 3 Peut-être peut-on comprendre ce délai à partir précisément de l'existence de la constitution civile de 1228, contemporaine des constitutions ecclésiastiques approuvées ailleurs en Europe : les prélats catalans, dont l'influence est manifeste dans toute la législation antijuive de 1228, devaient être satisfaits avec la promulgation civile d’une norme qui, en d'autres lieux, avait seulement le soutien de l'autorité religieuse.
Les raisons de l'interdiction de la présence des femmes chrétiennes dans les maisons des juifs (et, par extension, à l’intérieur du quartier juif) 4 ne sont pas précisées. On ne renonce pour autant pas au sentiment, largement répandu, de la supériorité du christianisme qui s’efforçait d'éviter n’importe quelle montre de soumission ou de respect vers un membre des religions minoritaires. 5 Il faut prendre en considération ce qui est explicite dans cette constitution : la condition féminine de ces chrétiens. Probablement ce qu’on voulait empêcher c’était que des juifs et des chrétiennes puissent avoir des rapports sexuels, en interdisant la présence de celles-ci dans un entourage qui pouvait favoriser ce type de relation intime. 6
Implicite était aussi l'idée selon laquelle une familiarité excessive avec les juifs était nuisible à l'intégrité de la foi des chrétiens qui, dans ces conditions, se trouvaient exposés aux pratiques religieuses du judaïsme, bien que dans ce cas le danger était autant pour les chrétiennes que pour les serviteurs chrétiens. 7 Il est intéressant de constater que, dans ce sens, le juriste catalan médiéval T. Mieres (1439) commenta cette constitution en utilisant l'argument traditionnel selon lequel « Iudeorum enim conversatio periculosa est », et modifia l’original « christianas » par un générique« christianos ». 8
1 . S. Grayzel, The Church and the Jews in the XIIIth century, vol. I, 296-297 num. I. Le droit romain avait déjà interdit aux juifs de posséder des esclaves chrétiens. Pendant le Haut Moyen Âge, cette interdiction fut reprise par la législation ecclésiastique, mais à partir du XIe siècle ce sujet devint un thème récurrent dans les canons de conciles et des synodes ecclésiastiques. De même, la sévérité avec laquelle on punissait leur transgression s’intensifia aussi à partir de ce moment-là (si on laisse de côté les lois wisigothiques, notamment celles de Sisebut de l’année 612), B. Blumenkranz, Juifs et chrétiens dans le monde occidental. 430-1096, 326-341.
2 . S. Grayzel, The Church and the Jews in the XIIIth century, vol. I, 298-299 num. III (Concile de Montpellier, 1195 : «nec in domibus suis [des juifs] servientes Christianos aut Christianas permittantur habere») ; 300-301 num. IV Addenda 3 (Constitutions synodales d’Odon de Sully, évêque de Paris, 1200 : «Omnes illos Christianos qui cum Judeis cohabitant et annua stipendia ab eis accipiunt ipsis in domibus eorum serviunt») ; 302-303 num. V. C (Concile de Montélimar, 1209 : «nec in domibus suis Christianos vel Christianas ad servitium eorum permittemus habere») ; 306-307 num. VIII (Concile de Paris, 1213 : «ne nutrix Christiana nutriat filium Judei et ne Christiane obstetrices intersint puerperio Judeorum nec alii Christiani eis serviant») ; 314-315 num. XVI § 39 (Concile d’Oxford, 1222 : «Judei de cetero non habeant mancipia Christiana») ; 316-317 num. XVIII § 2 (Concile de Narbonne, 1228 : «nec in domibus suis [des juifs] habeant Christiana mancipia vel nutrices»).
3 . J. M Pons, « Constitucions Conciliars Tarraconenses (1229 a 1330) » dans Recull d’estudis d’Història jurídica Catalana, II, Barcelona : Fundació Noguera, 1989, 266 num. I.
4 . A. Ayala, Fonts per a l’estudi de la comunitat jueva de Lleida, doc. 269 (18, mai, 1305) : les paers de Lleida dénoncent au pouvoir royal que quelques chrétiennes vendent leurs marchandises dans le quartier juif ; E. Mateu, « Marginació i segregació de la minoria jueva a les comarques tarragonines: de finals del segle XIII fins a l’expulsió », note de bas de page 50 à la page 23 (17, janvier, 1386) et 24 (26, novembre, 1386) : les conseillers de Tortosa interdisent l’entrée de chrétiennes seules au quartier juif et disposent que cela leur soit permis si elles vont accompagnées d’un fils, un frère ou un autre membre de la famille.
5 . Dans ce sens on trouve parfois des situations absurdes, comme quand en 1287 le comte-roi Pierre II interdit que les notaires de Cervera qui devaient accompagner un client juif allassent à pied tandis que le juif montait sur le cheval, M. Garrabou, « El Col•legi de Notaris de Cervera (segona part) », dans Miscel•lània Cerverina, 5 (1987), 100 nota au bas de page 74.
6 . Dénonciations, amendes et condamnations témoignent que ce type de rapport entre juifs et chrétiennes était assez fréquent. À titre d'exemple on fait appel au fils qu’un juif eut avec une chrétienne et que les parents du juif « nodreyen com juheu », A. Chabret, Sagunto. Su historia y sus monumentos, II, Barcelone : Tip. de N. Ramírez & Cia., 1888, 340 note au bas de page 2.
7 . S. Grayzel, The Church and the Jews in the XIIIth century, vol. I, 306-307 num. VIII (Concile de Paris, 1213 : «ne Christiane [...] nec alii Christiani eis serviant, ne per superficialem legis sue probabilitatem, quam prave exponendo pretendunt, servientes Christianos secum commorantes in sue incredulitatis inducant baratrum»). Au-delà de la crainte que les idées religieuses des maîtres juifs puissent remettre en question certains aspects de la foi chrétienne des serviteurs, la logique de la situation selon laquelle les chrétiens étaient inférieurs en relation à leurs maîtres, pouvait provoquer que certaines pratiques chrétiennes (parmi lesquelles on peut citer, pour ne donner que quelques exemples, le respect du repos dominical et l'abstinence de Carême), bien que respectées théoriquement, passassent dans un second temps à la pratique et que, par le même système, quelques observances du judaïsme puissent finir par s’introduire dans la vie quotidienne des fidèles chrétiens. B. Blumenkranz, Juifs et chrétiens dans le monde occidental. 430-1096, 339-341.
8 . T. Mieres, Apparatus super constitutionibus curianum generalium Cathaloniae, Barcinonae: typis & aere Sebastiani à Cormellas, 1621, 3.
chrétiens ; cohabitation ; interdiction ; Juifs/Judaïsme
Josep Xavier Muntane Santiveri
Youna Masset : relecture -corrections
Adam Bishop : relecture -corrections
Notice n°246339, projet RELMIN, «Le statut légal des minorités religieuses dans l'espace euro-méditerranéen (Ve- XVesiècle)»
Edition électronique Telma, IRHT, Institut de Recherche et d'Histoire des Textes - Orléans http://www.cn-telma.fr/relmin/extrait246339/.